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Portraits

portrait de Frank Borzage à travers ses films
2ème partie : le temps du parlant

Le parlant ne stoppe pas la virtuosité et la créativité de Frank Borzage qui signe nombre d'œuvres majeures jusqu'en 1940. Il entre alors à la MGM et tombe peu à peu dans l'oubli en signant des films de commande où sa personnalité se fait toujours ressentir mais sur un mode mineur. Il n’a plus la force de combattre le poids des studios, et le mélodrame – son genre de prédilection - tombe en désuétude après la guerre. A partir de 1946, il poursuit sa carrière à la Republic, studio spécialisé dans les séries B. Il disparaît en 1962, quasi oublié par le monde du cinéma. Après le temps du muet, retour sur cette seconde partie de la carrière de Borzage à travers vingt-deux de ses réalisations...

Liliom (1930)

Liliom (Charles Farrell) est un aboyeur de foire, qui a pour habitude de porter une attention toute particulière aux jolies filles; il est l'objet de l'idôlatrie de Julie (Rose Hobart), une jeune femme qui va tout sacrifier pour être avec lui; pourtant Liliom, licencié le soir de sa rencontre avec la jeune femme, ne va rien faire pour se faire aimer: fainéant, raleur, il n'hésite pas à porter la main sur la jeune femme. Mais le jour ou celle-ci lui annonce qu'elle est enceinte, Liliom décide de faire un geste, et accepte de participer à un cambriolage, dans le but d'avior de l'argent pour emmener Julie et son enfant aux Etats-Unis. Le vol tourne mal, et Liliom se poignarde pour échapper à la police... Avant de mourir, il recueille l'aveu d'amour de Julie... et se retrouve dans un étrange train, en attente de son châtiment suprême. alors commence un bien curieux voyage...

Liliom ou comment Frank Borzage prend le cinéma parlant à bras le corps et retrouve une partie de sa verve des années 27/28, avec Charles Farrell mais sans Janet Gaynor. Bien que Liliom, de Ferenc Molnar, soit une pièce de théâtre très à la mode, Borzage comme Lang quatre ans plus tard en fait une oeuvre très personnelle, magnifiant des décors totalement faux, et livrant une fois de plus sa propre lecture de l'amour fou, tout en sacrifiant à sa thématique religieuse et à ses motifs visuels (Partout ou il va, quoi qu'il fasse, c'est toujours vers le haut que Liliom regarde avec envie ou avec crainte).

Si Rose Hobart, un peu lente, déçoit dans le rôle monolithique de la jeune femme qui aime sans aucune condition, Farrell est plutôt bon en éternel mauvais garçon, et on se fait assez vite à sa voix un peu acide. Le film nous permet aussi de revoir Lee Tracy, en tentateur fatal, H.B. Warner, qui interprète un "St-Pierre", en redingote, et assis dans un compartiment de train, et l'ineffable Bert Roach, l'un de ces seconds rôles dont le Hollywood de l'époque avait le secret. Il interprète le fiancé de Marie, l'amie de Julie; il s'appelle Wolf.

Borzage profite de l'étrange climat Mitteleuropa de la pièce pour reprendre la création son univers si particulier, mis de côté depuis l'arrivée du parlant. Si le rythme manque encore un peu d'allant, comme beaucoup de films de 1930, la stylisation des décors nous rappelle qu'on est face à un film Fox, mais le cinéaste ne fait aucun effort pour en cacher la fausseté: trompe-l'oeil, fausses perspectives, miniatures, tout est souligné. Cela rend l'arrivée du train-Paradis plus acceptable, et ça renvoie aussi à la pièce de théâtre initiale, beaucoup plus que ne le fera le film de Lang.

Julie n'avoue son amour à Liliom que lorsque celui-ci est à l'article de la mort, mais ses sentiments ne font aucun doute. Elle n'a d'yeux que pour lui, et son dévouement est absolu. De son côté, Liliom se poignarde en disant le nom de la jeune femme, et son sacrifice certes bien maladroit tend à prouver ses sentiments. Cette tendance à souligner l'absolu est la marque de Borzage : Liliom meurt, mais son amour pour Julie, et l'amour de Julie pour lui, lui survivront. C'est la leçon de ce film, dont la fin baroque reste à ce jour l'une des plus bizarres intrusions d'un film Américain dans le fantastique. (F.M)

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Bad Girl (1931)

Dot Haley (Sally Eilers) et Ed Collins (James Dunn) se rencontrent, s'aiment, et à la faveur d'une soirée qu'ils ont passé ensemble jusqu'à quatre heures du matin, prennent la résolution de se marier. Ils s'installent ensemble, mais leur bonheur est entaché par des petits tracas, liés au fait que chacun d'entre eux se sent incapable de dire la vérité à l'autre: Dot n'ose pas dire à Ed qu'elle attend un bébé, et Ed n'ose pas avouer son bonheur. Pire: il est résolument incapable de lui avouer son amour... ce ne sont pourtant pas les preuves qui manquent.

Après Liliom, on peut dire que Borzage a fini de refaire ses preuves: il a assez confortablement passé la rampe du parlant. Son style de film distinctif de la fin du muet ne refait pas surface, mais il a un style bien à lui, qui se retrouve en particulier à la Fox avec ses trois dernières productions pour le studio, et surtout avec ce film. En racontant ici les aventures quotidiennes de Ed et Dot Collins, il se veut le peintre d'une Amérique simple, sans tambour ni trompette, et on a le sentiment qu'il rejoint un peu le Vidor de The Crowd, la dimension essentiellement dramatique en moins. Ici, tout finit par tourner à la comédie... Ce film est adapté d'une pièce, qui était nettement plus scandaleuse que ne peut l'être le film, et dans ce qui reste de l'histoire originale, on peut légitimement se demander ce qui motive le titre Bad Girl, si ce n’est qu’il est sans doute ‘vendeur’...

Il n'y a pas un grand enjeu ici, à part d'attendre que ces deux tourtereaux cessent de se raconter des bêtises, et regardent leur bonheur en face. Bien sur, ils sont très touchants, et Borzage s'est amusé à faire d'Ed un petit frère de Chico de Seventh Heaven (Il se met en quête du parfait cocon pour le couple) et de Liliom (Il prend tout de haut, et fait le matamore en permanence, plutôt que d'avouer ses sentiments. Mais Ed est fragile, et le dialogue l'aide à faire passer quelques fragments de ses émotions, en particulier quand il s'effondre en larmes devant un médecin auquel il vient demander à genoux de s'occuper de son épouse. Dot, elle, est une jeune femme qui côtoie la misère, dans une scène traitée depuis une cage d'escalier: Ed l'a raccompagnée chez elle mais elle ne veut pas rentrer, tant elle est bien avec lui. Tous les voisins passent et repassent dans l'escalier, les uns se disputant, les autres souffrant, et la vie dans toute sa simplicité apparait sans qu'on s'introduise chez les gens: on reconnait le talent de Borzage pour nous faire voir l'humanité par ses arrière-cuisines...

A noter, au début, une scène qui surprend par l'humour qui s'en dégage: on croit que Dot va effectivement se marier; elle est en costume, prête à se jeter à l'eau, fait part de sa nervosité à sa copine Edna, elle-même habillée en demoiselle d'honneur. Elle va ensuite, au son de la marche nuptiale, avec les autres demoiselles d'honneur... dans un défilé de prêt à porter, dont elle est le nouveau modèle. Borzage, très attaché au mariage fut-il détourné, nous a bien eu avec le début de son film. Il obtiendra pour ce travail excellemment mené, même si mineur dans son oeuvre, l'Oscar du meilleur metteur en scène pour 1931...

Ce film se regarde comme un rien, malgré l'évidente émasculation due à un scénario aseptisé autant que possible. La comédie un peu triste basée sur l'accumulation de gentils mensonges d'Ed à la fin, finit par alourdir un peu le dénouement, mais tout s'arrange pour le mieux... Borzage est de toute façon à l'aise face à ces petites gens qui se marient presque par hasard, avec une demande faite entre deux portes, comme on se gratte le nez, par un gaillard incapable d'avouer son amour. Le thème de Cendrillon est une fois de plus bien présent, et l'ensemble est une charmante comédie qui préfigure par certains côtés A Man's Castle... (F.M.)

After tomorrow (1932)

Pete (Charles Farrell) et Sidney (Marian Nixon), fiancés depuis une éternité, vont devoir constamment repousser leur mariage par la faute des circonstances: leur modestie économique, d'abord, qui les oblige à la prudence; leurs parents, la mère de Pete qui est une insupportable mégère (Josephine Hull) et qui vit aux crochets de son fils, les parents de Sidney qui vont se séparer durant le film (La mère, interprétée par Minna Gombel, ayant décidé de fuir avec leur locataire); la santé fragile du père de Sidney interprété par William Collier, exacerbée par le départ de sa femme... Ils trouvent, comme souvent les jeunes Américains dans ces films, refuge dans une chanson, After tomorrow, qui devient presque leur hymne d'espoir: demain, ils se marieront, et après tout deviendra possible.

Tout en étant un film très mineur dans la carrière de Borzage, cette dernière collaboration du cinéaste avec Charles Farrell est marquée par un certain nombre d'aspects qui ne trompent pas. Au-delà du caractère théâtral de ce film, il est situé dans l'Amérique de 1932 marquée par la crise, et son titre renvoie à la situation des deux héros et leur mariage qui se dérobe…

Si on attendrait de la photo, signée du grand James Wong Howe, qu'elle fasse preuve de plus d'originalité, le style frontal choisi (Et largement dicté par le fait qu'il s'agit d'une adaptation théâtrale) sied assez bien à cette chronique douce-amère de la dépression. Et le film se distingue par une tendance à la franchise. Sans aller trop loin il est souvent question de sexe, depuis le gag d'une conversation cauchemardesque entre la mère fofolle et son fils ("Un homme est parfois une bête...") jusqu'à une scène de chamaillerie tendre entre les deux amoureux qui se transforme en une câlinerie horizontale un peu désordonnée entre Farrell et Nixon. Bien sur, Farrell est comme souvent un grand dadais optimiste, purement adorable, et Nixon est charmante...

Sinon, le mariage, Mac Guffin du film, est l'objet de toutes les conversations, et tous les aspects en sont abordés. L'ironie à l'oeuvre (Un voisin se remet vite de l'enterrement de son épouse, et a l'air comme ragaillardi, les époux Taylor qui ne se comprennent plus, ne s'aiment plus, se séparent, la mère et sa conversation décalée sur a sexualité comme un cauchemar...), n'empêche pas le mariage d'être cette finalité sacro-sainte, cette officialisation de l'amour tendre qui unit les deux héros. Et on sait que chez Borzage, ce n'est pas rien... (F.M)

young america (1932)

Le film commence par une scène de jugement routinier à une Juvenile Court présidée par le très débonnaire Ralph Bellamy, qui reçoit une jeune femme (Doris Kenyon) venue faire une sorte de reportage (Pour le club des épouses de la ville), et lui montre le mécanisme de la justice face aux délinquants adolescents. Un cas retient l'attention, celui de Artie (Jimmy Conlon): la ville entière lui dit qu'il ne vaut rien, ce qui est faux. Il a juste une trop grande imagination, ce qui va l'amener à de gros ennuis: il veut défendre l'honneur d'une camarade de classe, Mabel (Dawn O'Day), contre un voyou de l'école, et ça lui vaudra une correction en bonne et due forme. Il veut aider la grand-mère (Josephine Hull) de son meilleur ami (Raymond Borzage) en lui trouvant un médicament en pleine nuit, mais ça l'oblige à cambrioler une pharmacie. Le couple de pharmaciens (Spencer Tracy et Doris Kenyon) va justement être chargé de le remettre dans le droit chemin...

Le dernier film à la Fox de Frank Borzage fait justement un peu penser aux films contemporains de la Warner: les films "sociaux", de Wellman (Wild Boys of the Road) ou Le Roy (I'm a Fugitive From a Chain Gang) étaient sans doute vus et étudiés à la loupe par les autres studios. Mais Young America reste assez typique de la manière de Frank Borzage, avec une tendresse particulière pour les personnages.

Le film est construit dur une pente dramatique, parfois un peu exagérée (Un jeune homme de 10 ans y arrête les deux bandits qui ont commis un cambriolage), mais dont l’optimisme et sa foi en l'homme nous prennent facilement par les sentiments. le film est en plus relativement court, et dotés de figures qu'on a déjà vues, notamment un ensemble de "bonnes fées", comme dans l'incontournable Cendrillon, qui vont orienter les personnages dans le bon sens. Le juge, pour commencer, dont la bienveillance permet à des jeunes de s'en sortir. Doris Kenyon, qui va permettre au jeune homme de trouver une échappatoire à la délinquance. Mais Art lui-même fait le bien autour de lui, allant jusqu'à s'accuser d'un crime pour faciliter la bonne entente des pharmaciens qui se disputent à son sujet. En prétendant être aussi filou que le soupçonne le pharmacien, il favorise leur réconciliation...

Spencer Tracy a un rôle qu'on ne lui donnera plus très souvent, surtout une fois passé à la MGM: il est un antipathique commerçant sur de son bon droit qui prend la justice de haut, et pour lequel une porte est soit ouverte, soit fermée: un délinquant est et restera un délinquant. Le film est l'histoire de son éducation avant tout...

Si on est loin des chefs d'oeuvre de Borzage, ce film tend à démontrer que le réalisateur s'intéresse, sans pour autant retourner systématiquement à sa thématique de l'amour sublime, à des petites gens coincés dans des vies ou il faut se battre. (F.M.)

L'Adieu aux armes (A farewell to Arms, 1932)

Frederic Henry, un jeune étudiant architecte Américain engagé au coté des Italiens, et dont la fonction est de conduire une ambulance, fréquente beaucoup les bordels de l'arrière, voire les infirmières en compagnie de son copain le Major Rinaldi. Par le biais de celui-ci, il fait la connaissance de Catherine Barkley, une jeune infirmière Anglaise. Ils tombent amoureux, mais la hiérarchie militaire, méfiante à l'égard des idylles, les supérieures de l'infirmière, garantes de la morale, le major Rinaldi, qui n'a pas compris le sérieux de l'histoire d'amour, et finalement la guerre, vont s'acharner à les séparer...

Hemingway reprochait à ce film adapté d'un roman qui lui tenait à coeur de s'éloigner de la réalité de la guerre, de ne pas s'y attarder. C'est sans doute vrai, on sait que Borzage n'aimait pas représenter la guerre, même s'il l'avait fait à plusieurs reprises, un peu (Humoresque, Lazybones, Seventh Heaven, Lucky Star), mais jamais en faisant de cette sacrée "grande guerre" le principal cadre d'un film. Avec celui-ci, c'est chose faite; mais le peintre de la marge qu'était Borzage a bien sur concentré ses efforts sur les personnages, soldats de l'arrière, infirmières, médecins... qui sont dans les coulisses du conflit. Celui-ci est omniprésent (Raids aériens, batailles dont on voit passer les blessés...) mais esquissé. De plus, Borzage, qui a tourné an Californie un film sensé se passer dans les Alpes Italiennes, s'est ingénié à tricher en permanence en représentant le conflit sous un angle symbolique, cette tendance culminant dans un montage muet admirable qui cède parfois à la tentation de s'inspirer des cadrages expressionnistes, et qui renvoie au souffle visuel admirable de ses grandes oeuvres de la fin du muet. Bref: Frank Borzage, sollicité par Paramount pour réaliser ce film de prestige, n'a pas fait les choses à moitié, et s'est entièrement approprié l'histoire, la se situe dans la continuité de ses grands muets, et du même coup réalise un film essentiel, charnière, qui inaugure de la plus belle façon une nouvelle période d'indépendance de sa carrière, après le contrat Fox qui vient de se terminer...

Gary Cooper interprète le lieutenant, passant sans douleur de l'affreux séducteur sur de lui à un homme amoureux fou, qui va fuir ses responsabilités jusqu'à la désertion pour vivre son amour; face à lui, Helen Hayes se jette à corps perdu dans le drame. On sait à quel point Borzage avait besoin de croire en ce qu'il filmait, en jusqu'au-boutiste du mélodrame; nous en avons la démonstration, et l'actrice l'a suivi sur ce terrain. Enfin, troisième larron, qui joue un peu malgré lui les trouble-fêtes, le major Rinaldi est interprété par Adolphe Menjou. Hostile à l'aventure au départ, Rinaldi va se racheter au moment ou il découvrira la sincérité de l'amour des deux héros. Il est un peu la bonne fée tardive de ce film, permettant une ultime rencontre entre son ami et Catherine, au moment ou celle-ci meurt après avoir eu un enfant mort-né... Mais le film a d'autres références à Cendrillon, à commencer par cette rencontre inopinée, durant un raid aérien, entre un Gary Cooper saoul et armé de la chaussure d'une prostituée, et Helen Hayes pieds nus, et en chemise de nuit...

Le changement de Frederic a lieu lors de la deuxième rencontre entre les deux héros. Ils se courtisent dans un premier temps dans les règles de l'art (Il souhait l'embrasser, elle refuse, puis après quelques minutes, lui demande de la faire), avant que le jeune homme ne brûle les étapes: il est clairement venu pour passer du bon temps, et la force; elle n'avait pas l'intention de coucher avec lui, mais elle l'aime déjà. La suite de la scène est sans ambigüités: il s'en veut de l'avoir brusquée, elle est sonnée, mais accepte son sort, car elle sait qu'ils sont désormais liés. De fait, si plus tard elle le soupçonne effectivement de vouloir la laisser de côté, lui revient blessé, dans une scène prise en caméra subjective, et il fixe le plafond décoré de peintures religieuses pendant la scène, jusqu'au moment ou Helen Hayes vient le voir, et l'embrasse. Cette séquence superbe et déroutante est le point de départ des retrouvailles du couple, qui va ensuite se marier comme on le fait dans les films de Frank Borzage: en contrebande. Un prêtre est venu visiter Frederic, en convalescence, et Catherine est là. Sans le leur demander, il prie, selon le rite de mariage Catholique, et les unit. Au fur et à mesure de la "cérémonie", Frederic désolé des circonstances rappelle à Catherine tout ce qui leur manque pour faire un vrai mariage, mais elle balaie toutes ses remarques: elle est heureuse.

Le sacrifice, c'est Catherine qui le fait; elle est enceinte, le sait, mais même après leur cérémonie symbolique, ne peut le lui annoncer, car elle ne veut pas qu'il se sente forcé par elle à rester. Elle l'assure en permanence qu'il n'est pas tenu de lui être fidèle tant qu'il n'en raconte rien, et à la fin il ne découvrira la vérité que trop tard: les circonstances les ont séparés, et Catherine est à l'hôpital pour y mourir... La dernière scène est connue : Avec Frederic à son chevet qui vient enfin de la retrouver après une longue séparation, Catherine va mourir. Elle le sent bien, et y fait même allusion, demandant à Frederic s'il l'aimera encore après sa mort. Elle panique soudain, a peur de mourir, et c'est désormais lui qui la rassure, la prend dans ses bras. Elle meurt après s'être calmée. Au dehors, les cloches sonnent, c'est l'armistice. Frederic prend le corps sans vie de Catherine dans ses bras, et la sort du lit, sa chemise de nuit comme une longue traine blanche. de dos, il s'adresse au ciel une dernière fois: "Peace"... (ou "please?"). De Seventh Heaven et son miracle, on est passé à une vision , un constat amer sur la sacrifice de la guerre, cette saleté. Les cloches de la paix, joie futile pour les amoureux désormais séparés par la vie et la mort, prennent une autre signification: ils sont, malgré tout, mariés pour l'éternité. (F.M.)

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Ceux de la zone (Man's castle, 1933)

Bill (Spencer Tracy) se promène en frac et haut de forme dans les rues de New York. Mais Bill n’est pas un homme de la haute mais un "hobo" qui gagne quelques sous en faisant l’homme-sandwich. Il rencontre une jeune femme affamée, Trina (Loretta Young, magnifique), à qui il paye un repas. C’est au moment de payer la note que Trina découvre sa véritable condition et la réclame lumineuse qu’il porte sous son accoutrement de gentleman, et se lie d’amitié avec lui. Bill l’emmène dans un étonnant campement de SDF installés sous le pont de Brooklyn, où elle fait la connaissance de quelques personnages hauts en couleurs et d’une micro société dont elle ne connaissait pas l’existence.

Le début de Man’s Castle n'est pas sans rappeler My Man Godfrey que Gregory La Cava réalisera en 1936. Frank Borzage fait ici preuve d’un humour qui n’est pas sans rappeler celui de Capra ou de Lubitsch, un humour perceptible dans ses autres films mais qui jusqu’ici ne s’était pas exprimé aussi librement. Borzage est l'un des premiers (et des rares) cinéastes à décrire le monde des exclus du rêve américain, ces « douze millions de chômeurs affamés » repoussés à la périphérie de la société après la crise de 1929. Borzage filme les bidonvilles, le chômage, la pauvreté, la lutte pour la survie de toute une frange de la population américaine. Il le fait sans détour, sans enjoliver la réalité, mais avec lyrisme, humour et poésie. Les héros de Borzage ne s'engagent que rarement et sont pour la plupart des individualistes. Bill voit la crise autour de lui mais ne cherche pas à la comprendre, à y répondre, juste à y survivre. Borzage n'est pas un fin politique, c'est un conservateur pour qui la lutte n'a guère de sens, l'homme devant apprendre à composer avec les défauts de la société, défauts pour lui inhérents à tout système humain.

Ce qui compte pour lui, c’est que l’homme trouve sa plénitude, celle-ci passant par la découverte de l'amour. Ce que Bill apprend en rencontrant Trina, c'est à s'adoucir, à abandonner un peu de cet individualisme forcené qui jusqu'ici guidait sa vie. Mais ce qu’il découvre vraiment, c’est une façon de transcender sa vie et de donner un sens à son passage terrestre. Comme dans tous les grands films de Frank Borzage, le couple d'amoureux vise un absolu. La pureté de leurs sentiments fait passer en arrière-plan les difficultés du quotidien, et les amants se créent un monde à eux. Dès le départ, le bidonville est aux yeux de Trina « une clairière dans la forêt » et tout le mouvement du film va être de leur offrir un cocon où ils pourront s’épanouir, protégés de la crise qui ravage le monde par la puissance de leur amour. Borzage a quitté la Fox en 1932, studio qui lui a permis de signer ses grands chefs-d’œuvre du muet. Il est alors un cinéaste unanimement célébré que les studios s’arrachent, l’un des rares à passer d’une major à une autre, parvenant à chaque fois à conserver une grande autonomie artistique, et ce jusqu’à son entrée à la MGM en 1940. Il réalise Man’s Castle pour la Columbia et c’est, après L’Adieu aux armes, un nouveau chef-d’œuvre qui montre à quel point Borzage est parvenu à passer le cap du parlant.

C’est un film d'une immense sensibilité et d'une grande finesse dans sa description des personnages (à défaut d'une approche fine de la politique). La façon dont Bill cache son amour sous ses dehors bougon, rabrouant sans cesse Trina, et la façon dont elle perce ce masque et saisit les sentiments profonds qui l'animent est l’une des grandes réussites de ce film admirable. Son audace (six mois avant l’entrée en vigueur du code Hayes, Man’s Castle semble transgresser strictement tous ses interdits), la beauté de sa mise en scène, la qualité des dialogues et de l’interprétation achèvent d’en faire l’une des œuvres inoubliables du début du parlant. (O.B.)

comme les grands (no greater glory, 1934)

A Budapest après la première guerre mondiale, le film suit les aventures d'une bande de gamins, les Paul Street boys, qui se sont organisés en bande: ils ont un chef, l'autoritaire Boka (Jimmy Butler), une structure hiérarchique qui incorpore des officiers, des promotions...et un simple soldat, un seul, d'ailleurs souffre-douleur de la bande, le brave soldat Erno Nemecsek (George Breakston). Ils ont aussi un terrain à défendre, et des ennemis, les « chemises rouges », des garçons plus vieux, et plus menaçants, menés par Feri Ats (Frankie Darro). Chaque groupe est fidèle à son leader charismatique, dont on sait que l'un d'entre eux est élu par son groupe: on assiste à l'élection de Boka, à la quasi-unanimité. Mais il y a un traître, le trouble Gereb (Jackie Searl); celui-ci va espionner pour le compte des "chemises rouges" après avoir perdu l'élection face à Boka. Le personnage principal, c'est Nemecsek: bien que subalterne d'à peu près tous ses camarades, il met tout son coeur dans sa bande. Chargé systématiquement des sales besognes, il a une grande ambition, devenir un officier à son tour. L’ennemi Feri voit en lui un garçon courageux, admire sa loyauté; ce qui ne l'empêche pas de précipiter le garçon à l'eau, en guise de punition lorsqu'il le surprend à espionner les "chemises". Suite à ses chutes répétées dans l’eau, le jeune garçon est atteint d’une pneumonie…

Avec ce deuxième film réalisé pour Columbia, dans la foulée de Man's Castle, Borzage accomplit un film totalement de son temps, qu'il nous faut voir aujourd'hui non seulement comme un plaidoyer pacifiste, mais aussi comme une réflexion sur les dangers du fascisme, un nouveau courant dans l’œuvre du cinéaste. Le film est adapté d'un roman de Ferenc Molnar publié en 1906. Molnar est surtout connu pour sa pièce Liliom, ce qui fait de lui un déjà vieil ami...

Loin de la gentille Guerre des boutons film est dès le départ placé sous le signe dramatique de la guerre, avec un convaincant fondu-enchainé entre une vision du front de la première guerre mondiale, et une salle de classe, ou le même homme plus vieux est représenté en maitre d'école chargé de faire passer la pilule, et d'indiquer aux enfants l'importance de mourir pour la patrie. En dépit des efforts des enfants pour s'amuser à faire leur petite guerre, le ton est très rapidement grave. Un gardien du terrain vague (Sur lequel des matériaux sont entreposés, en vue de la construction d'un immeuble), vétéran manchot du conflit mondial, a très vite fait le rapprochement. Le génie de Borzage pour entremêler allégorie et réalisme fait une fois de plus des merveilles. Il s'approche au plus près des enfants, montre bien leurs intentions, qui sont de singer la guerre au plus près, sans prendre trop de risques (leurs armes sont après tout relativement inoffensives, contrairement à la pneumonie de Nemecsek); mais le mal est là: c'est afin de participer à une bataille héroïque que Nemecsek quitte son lit...

Tous les enfants quelque soit leur camp sont mis dos à dos ; Bien sur, dans un premier temps, on est du coté des Paul Street Boys, qui se présentent comme des démocrates! Et puis... d'une part, c'est Ats qui verra le premier les qualités humaines de Nemecsek, c'est lui aussi qui n'osera le visiter durant sa maladie, mais restera respectueusement à la porte de la boutique... De leur coté, les Paul Street Boys organisent un simulacre d'élection, plus basé sur la personnalité incontournable du leader Boka immanquablement réélu, et leur organisation hiérarchique qui incorpore un souffre-douleur renvoie à des groupes tristement actifs et célèbres en ces années 30. Nemecsek, d’ailleurs sans broncher, est une victime d'un système paramilitaire, qui est basé sur le vide, pratique le culte du chef, et envoie des jeunes gens à leur perte.

L'interprétation est excellente, et ce en dépit de l'âge de la plupart des acteurs. Bien sur, Breakston, sur les épaules duquel le film repose presque tout entier, n'est pas en reste; Borzage s'est une fois de plus choisi un lieu symbolique apparemment à l'écart du monde, une marge avec ce terrain vague en transition, un endroit ou va pourtant se jouer le petit théâtre de l'humanité comme tant d'autres qu'il s'est choisi comme décor de ses films.

Ce très beau film rare vient une fois de plus nous montrer l'oeuvre d'un cinéaste attaché à montrer son horreur de la guerre et son attachement au respect de la dignité humaine. Les garçons du film iront tous au conflit suivant, et beaucoup mourront, parce qu'il y aura toujours des leaders pour entrainer les autres, et toujours des petits soldats comme Erno pour aller au casse-pipe. No greater glory est un film essentiel de la veine "inquiète" de Frank Borzage... (F.M.)

Et demain ? (Little Man, What Now?, 1934)

Little Man, What Now ? est le premier d’une trilogie de films que Frank Borzage consacre à l’Allemagne, s’attachant à décrire le quotidien d’un peuple plongé dans la crise à la fin de la République de Weimar. Avec Three Comrades et The Mortal Storm, il dépeindra une nation sombrant dans l’extrémisme avant de plonger dans l’horreur nazie. Et demain ? est aussi un récit profondément "borzagien" qui fait directement écho à Man's Castle, les deux films racontant une histoire d'amour qui prend racine dans une société économiquement exsangue. C’est une œuvre incroyablement audacieuse qui évoque l’avortement, un hôtel de passe, ou encore qui montre un couple partager le même lit… si bien que l’on dirait que le Production Code, qui entre en vigueur la même année, a été écrit pour contrer la hardiesse du cinéaste !

La lecture antifasciste du film, saluée à posteriori, n'est pas si évidente. Borzage n'est pas un fin analyste politique et ses films caricaturent sans génie le communisme, le socialisme, le fascisme, amalgamant à l'envie tous ces mots en "isme". Les personnages de Borzage ne s'engagent pas et même lorsqu'ils épousent une cause politique, ils l'abandonnent dès lors qu'elle peut mettre en péril un amour ou une amitié. Il serait donc vain de chercher ailleurs que dans The Mortal Storm un véritable regard sur le monde contemporain, même si le cinéaste par ailleurs sait évoquer la misère, l'horreur de la guerre ou la montée des totalitarismes. Il sait montrer, utiliser un contexte social ou politique en arrière-plan, mais ne va que très rarement au-delà du simple constat. En revanche, Borzage excelle à nous plonger dans le quotidien de héros qui font tous partie des classes populaires. Dans Et demain ?, le monde du travail est très efficacement traité en quelques scènes clefs, comme la séquence horripilante montrant un acteur hésiter à n’en plus finir sur ses achats et laissant finalement le héros avec toute sa marchandise sur les bras. Borzage montre ainsi la façon dont les « petites mains » sont méprisées et dénonce le goût du pouvoir des petits chefs. Un pouvoir qui ne s’arrête pas aux conditions de travail déplorables, aux cadences infernales imposées à des employés prisonniers de la crise, mais qui entend aussi s’imposer sur la vie privée des petites gens. Un lien se fait entre cette volonté d’une poignée de gens à avoir la main mise sur la vie des autres (ajoutons les propriétaires fonciers qui opèrent un véritable chantage sur leurs locataires) et le totalitarisme qui ne pourrait n'être qu’une forme politisée de ce besoin de l’homme d’assurer son pouvoir sur autrui.

Little Man, What Now ? est le premier des quatre films que Borzage tournera avec Margaret Sullavan, le cinéaste lançant la carrière de l'actrice en lui offrant trois de ses rôles les plus inoubliables, de la "Lämmchen" de Et demain ? à la jeune femme juive tombée sous les balles nazies dans The Mortal Storm, en passant par la jeune amoureuse consumée par une pneumonie dans Three Comrades. Rien que pour sa présence lumineuse, ce film est à découvrir absolument. (O.B.)

Sur le velours (living on Velvet, 1935)

Terry Parker (George Brent), qui a perdu sa famille dans un accident, dont il est sorti miraculeusement indemne, a désormais l'impression d'être dans une sorte de purgatoire, et désire profiter de la vie ("Vivre sur du velours", dit le titre) en se livrant à tous les caprices... jusqu'au jour ou il rencontre Amy (Kay Francis), qui l'aime aussi. Puis ils se marient, puis font semblant de se chamailler... seul antagoniste, le meilleur copain (Gibraltar, joué par Warren William) est l'ancien fiancé éconduit... mais comme son nom l'indique, il va plutôt être le trait d'union entre les deux amants…

Cette période Warner dont Living on velvet est le deuxième film n'est pas vraiment le moment le plus important de la carrière de Borzage... Pourtant, véhicule pour les deux stars maison (Kay Francis et George Brent), qui ont tous deux tourné avec tous les metteurs en scène Warner, Curtiz en tête, avait beaucoup d'ingrédients pour se transformer en un film propice à inspirer le réalisateur, et on retrouve sa touche sur de nombreux aspects de l’intrigue. Mais il est insatisfaisant sur trop de points pour qu'on se risque à comparer plus avant. Et pour commencer, il me semble que le film souffre d'être conçu en plein au moment ou le code de production se raidissait, d'ou l'impression d'une oeuvre aseptisée, par rapport aux films pré-code du réalisateur, qui étaient libres.. Ainsi, ici, a-t-on de nouveau deux amoureux dont la passion emporte tout, mais qui vont sagement dans une vraie église, avant de se retrouver dans une petite maison cossue, avec deux lits bien sagement séparés d'un mètre.

Ensuite, le scénario souffre d'un problème grave: il manque cruellement d’enjeu Alors le seul antagoniste réel, c'est la passion pour le danger de Terry, mais même ce point n'est développé que tardivement. Alors bien sur, Borzage réussit, ça et là, à s'imposer: il nous montre le coup de foudre, de façon frontale, sans tergiverser; il nous ressort le schéma de Cendrillon, avec la marraine-bonne fée jouée par le personnage de Warren William; il montre que les deux amants n'ont pas de temps à perdre, et doivent se marier sans attendre; ils les montre, avant le mariage, partageant une étrange intimité, avec Kay Francis qui attend sagement dans la salle de bain, pendant que George Brent prend sa douche, et les montre heureux en amour jusqu'à ce qu'un soudain afflux d'argent vienne tout gâcher. Mais tout ça n'est pas suffisant, on peine à suivre ces personnages sensés incarner une certaine marge, mais qui sont bien souvent invités à des soirées et des cocktails... L'irruption d'un miracle, à deux reprises (Au début et à la fin), dans le film, n'y fait pas grand chose: bien que franchement supérieur à son prédécesseur Flirtation walk, le film laisse peu de chances à Borzage de s'imposer. (F.M.)

Bureau des épaves (Stranded, 1935)

Lynn Palmer (Kay Francis), une jeune femme privilégiée, travaille pour une organisation caritative, Traveler's aid, qui aide les oubliés de la crise à trouver une place. Elle est très engagée, et doit non seulement affronter la misère, mais aussi le regard condescendants des autres gens de sa classe, qui la prennent de haut: deux d'entre eux se font particulièrement entendre dans le film: Velma Tuthill (Patricia Ellis) est une jeune femme de la haute société qui utilise le bénévolat pour échapper à sa mère, et faire à peu près ce qu'elle veut, et Mack Hale (George Brent), un ingénieur, n'a pas de mots assez durs pour fustiger une occupation inutile, qu'il assimile à une charité absurde, considérant que si les gens veulent travailler, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Mais si Mack Hale, engagé dans la construction du Golden Gate (Qui prit quatre ans, de 1933 à 1937), est un meneur d'hommes strict et rigoureux, c'est aussi un ancien flirt de Lynn. Les deux se revoient, tombent amoureux, et se lancent dans des joutes verbales sur leur opposition, jusqu'au jour ou celle-ci devient un obstacle à leur mariage... Lynn va pourtant faire beaucoup pour montrer la voie à Mack...

Ce film est une petite étape pas très significative à l’aune de la carrière de son metteur en scène, il n'en reste pas moins que c'est un des meilleurs films de la période Warner du cinéaste, nettement plus riche que les petits véhicules pour Dick Powell et Ruby Keeler par exemple. Il est un confluent de trois tendances: les films Warner taillés pour les deux stars George Brent et Kay Francis; ensuite, c'est un film qui reflète plutôt bien la ligne "politique" pro-Rooseveltienne du studio en cette fin d'années 30, lorsque la politique volontariste et les grands travaux vont être mis en valeur sur l'impulsion de Jack Warner; enfin, bien sur, le film est marqué par l'humanisme de Frank Borzage, même si celui-ci n'a pas trouvé ici matière à exprimer tout ce qu'il a sur le coeur...

Portrait d'une femme avant tout, ce film prend sans vraiment s'en cacher le parti du volontarisme de Lynn, dès l'ouverture du film qui montre le 'traveler's aid' en action, mais aussi ses limites, puisqu'un vieil homme se suicide devant Lynn pour échapper à la spirale de la charité. A ce niveau, Borzage a du mal à fournir des images qui vont au plus profond de la crise: tout au plus verra-t-on quelques 'breadlines', des queues de sans-abri, et une visite dans un asile pour femmes seules, dont l'essentiel est filmé depuis un lit. Mais 'véhicule' oblige, Lynn et Mack vivent dans des intérieurs élégants, et vont à beaucoup de parties... Un aspect plus réussi du film est la peinture du travail, en particulier sur le chantier du Golden Gate, particulièrement bien reproduit dans le film. Mais l'intrigue culmine dans une lutte entre Mack, ses ouvriers et une organisation syndicale marron, qui prône le sabotage par les ouvriers du chantier. Habile à louvoyer entre progressisme (Mack Hale ressort comme un patron généreux, assisté ici par une madone qui ouvre son coeur et ses mains aux gens en période de crise) et conservatisme (Le syndicat représenté dans le film se fiche bien de l'outil de travail et se fait l’avocat d’une lutte de classes imbibée de méthodes mafieuses), le film est prenant, riche d'un rythme soutenu, sur ses 75 minutes. On sait que Borzage aimait à développer ses intrigues, donc il manque certainement des éléments qui lui auraient permis de plus s'impliquer. Pas de sacré ici, juste un engagement qui convainc l'autre. A ce titre, si on apprécie Brent en grognon permanent, sa conversion est un peu rapide... Quant à Kay Francis, elle est comme une dame de la haute habitée par la grâce, et s'en sort malgré tout très bien. (F.M.)

Désir (Desire, 1936)

Madeleine de Beaupré (Marlene Dietrich) est une voleuse de bijoux qui travaille avec deux escrocs, Carlos Margoli (John Halliday) et 'Tante Olga'(Zeffie Tilbury), le cerveau de la bande. Leur méthode est entièrement basée sur l’apparence de la jeune femme, qui s'introduit dans les bijouteries et sans grand effort, se fait passer pour une bourgeoise huppée dont le mari règlera plus tard l'achat de colliers particulièrement dispendieux... Elle fait la rencontre, alors qu'elle file vers l'Espagne pour y rejoindre Carlos, d'un américain, Tom Bradley (Gary Cooper), un ingénieur employé par une marque d'automobiles, en vacances. Les bijoux passent de mains en mains et de poches en poches suite à divers quiproquos, et Tom et Madeleine se retrouvent plus ou moins forcés à cohabiter, le temps pour Madeleine de récupérer le collier de perles qui est situé dans le veston de l'Américain...

Film réalisé durant le terne contrat de Borzage avec la Warner Bros, mais pour un autre studio, Desire est forcément marqué par l'équipe responsable de sa confection: Tourné pour la Paramount, réalisé par Borzage et produit par Lubitsch, avec Marlene Dietrich et Gary Cooper, Lubitsch ayant assuré le remplacement de Borzage sur certaines scènes, le film dont on voit bien quel pedigree royal il avait, a par-dessus le marché partiellement bénéficié de scènes tournées en France et en Espagne... Donc, clairement une affaire de prestige, c'est aussi un mélange délicat de romance et de comédie, avec pour changer un peu un accent sur cette dernière...

Le film est ambivalent: il n'y pas beaucoup ici de traces très évidentes de l'univers de Borzage, ces amoureux sont peu touchés par la grâce, et le coté direct et naïf de Cooper ne le prédispose ni à l'amour fou, ni à être touché par une certaine sorte d'épiphanie à l'instar de Chico par exemple... La comédie reste pétillante, légère, et si les protagonistes s'accordent bien entendu de tomber vraiment dans les bras l'un de l'autre, le sentiment qui domine, c'est qu'on est chez Lubitsch d'abord et avant tout. Les scènes Parisiennes, au début du film, portent totalement sa marque, avec l'exposé brillant de la façon dont opère Madeleine, se rendant d'abord chez le bijoutier pour négocier l'achat de perles au nom de son mari, un neurologue célèbre (Ce qui est évidemment faux) puis le rendez-vous avec le bijoutier chez le neurologue en question, auquel elle a prétendu qu'elle est l'épouse du bijoutier, celui-ci ayant la manie de distribuer des factures délirantes... La scène est jouée simplement, avec élégance, mais le résultat est bien sur d'une drôlerie efficace et irrésistible... Le contraste ensuite entre la classe (Et la duplicité) de Madeleine et le coté boy-scout de Tom joue aussi à leur avantage. La façon dont, même en colère contre elle, Cooper s'écrase devant la jeune femme, est irrésistible. Reste, si on cherche à retrouver l'univers du metteur en scène en titre, ces moments de séduction, qui se terminent par une ellipse; on est en 1936, les grandes heures de franchise sexuelle des films pré-code sont passées, mais on jurerait que Cooper et Dietrich (Qui dorment dans des chambres séparées) ont passé la nuit ensemble; quand on les réveille l'un et l'autre, ils s'interpellent directement: "Yes, darling?", hébétés et encore sous le charme de leur séduction de la soirée précédente... Là encore,  on est chez Lubitsch.

Bien meilleur que les films contemporains tournés à la Warner, Desire est donc le paradoxal fruit de la rencontre entre deux univers qu'on ne pensait pas compatibles... Lubitsch a dominé le film de son style, c'est une évidence, n'oublions pas qu'il était chez lui à la Paramount! Peu importe, après tout : le film est une comédie de grande classe, c'est bien ce qui compte... (F.M.)

La Lumière verte (The Green Light, 1937)

Newell Paige, un jeune médecin (Errol Flynn), protège son mentor le professeur Endicott (Henry O’Neill) après une opération qui tourne mal : Endicott, qui vient de perdre son argent à la bourse, est troublé et commet une erreur fatale alors qu’il opère une femme. Paige voit sa carrière brisée alors que Phyllis (Anita Louise), la fille de la victime, demande une enquête. Gagnant un centre scientifique perdu dans les Rocheuses, Paige se lance corps et âme avec le professeur Stafford (Walter Abel) dans la recherche d'un médicament capable de soigner la maladie de Lyme. Endicott, qui vit mal le sacrifice de son élève, et Phyllis, amoureuse du jeune homme, le rejoignent alors qu’il se meurt après s’être inoculé le vaccin…

Après avoir quitté le giron de la Fox, Frank Borzage signe en 1933 un contrat avec la Warner où il s’engage à tourner trois films par ans pour le studio. Mais dès sa première collaboration, les choses se passent mal, et sur Green Light la situation s’envenime encore. Jack Warner lui impose Errol Flynn (le cinéaste souhaitait Leslie Howard), voyant ce film comme un test pour sortir l’acteur de ses rôles d’aventurier souriant. La production multiplie les mémos pour pousser Borzage qui perdrait trop de temps sur les plateaux ou pour lui enjoindre de cesser de modifier le scénario sur le tournage. En effet, Borzage a l’habitude de modifier les scripts sur ses tournages et le studio sait qu’il n’apprécie guère celui de Green Light. Borzage est un cinéaste mystique et il aurait pu, avec les coudées franches, transformer un récit au discours religieux par trop prétentieux et caricatural en une œuvre se raccordant naturellement avec son univers. Mais, bridé par le studio, Green Light est au final un film bêtement bigot où les questions de rédemption et de sacrifice sont traitées de manière appuyée et involontairement comique. Mais la Warner n’est pas la seule à devoir être mise en cause, la tendance du cinéaste à se livrer au mysticisme allant grandissante dans sa filmographie, jusqu’à envahir certains de ses film (Le Cargo maudit en étant un triste exemple), Borzage ne retrouvant plus que rarement le subtil équilibre dont faisait preuve ses œuvres précédentes.

A l’image d’un Errol Flynn qui campe un héros monolithique, brisé mais droit et héroïque, Green Light est un film pesant, heureusement sauvé par une poignée de belles scènes et une mise en scène élégante. Marqué par ce tournage, Borzage s'inscrit à la toute jeune Director's Guild, dont il est l’un des membres fondateurs, espérant avec ses camarades cinéastes lutter contre les pressions exercées par les studios qui pensent commerce lorsque eux pensent aussi art. (O.B.)

History Is Made at Night (1937)

Colin Clive incarne un homme fou d'amour pour son épouse, et tellement jaloux qu'il en est invivable. Jean Arthur est son épouse, décidée à assumer son divorce afin de se débarrasser de l'étouffante présence de son époux, qu'elle ne peut plus aimer en raison de ses excès. Et Charles Boyer y est un homme qui déboule un jour par hasard dans la vie de Jean Arthur au moment ou le chauffeur de celle-ci lui joue une scène à la demande de l'époux, afin de tester son comportement. Et une fois entré dans la vie d'Irene (Arthur), Paul, le maitre d'hôtel Français (Boyer) n'en sortira plus...

Entre deux contrats, entre deux films, Frank Borzage a réalisé pour le compte de l'indépendant Walter Wanger ce film étonnant, extravagant, dans lequel il semble se débarrasser de toutes les limites imposées durant les années 1934-1936 par la Warner... avec Charles Boyer, Jean Arthur et Colin Clive, il retrouve son style, son univers et son type de personnage pour une histoire d'amour fou comme il en a bien peu tourné depuis l'arrivée du parlant.

On mesure la dose de mélodrame au degré d'invraisemblance, et là, on est dans un monde purement mélodramatique: obsédé par son épouse, Clive est aussi armateur, et s'apprête à lancer un bateau, le... Princess Irene. A la fin, apprenant que les amants y sont passagers, il donne l'ordre de battre un record de vitesse, afin de pousser le bateau vers le danger des icebergs... Paul et Irene, lors de leur soirée improvisée en tête à tête, se sont créés un menu de rois et de reines, qui devient en quelque sort leur sésame pour se retrouver instantanément coupés du monde, dans un endroit qui leur appartient en propre... Paul, habillé en homme du monde comme le vagabond Spencer Tracy dans Man's Castle, est en fait maître d'hôtel... Mais tout comme Spencer Tracy dans le film mentionné, son bel habit reflète la noblesse de son caractère. Et un petit truc qui ravira les fanatiques de Borzage: lorsque Charles Boyer et Jean Arthur dansent ensemble, elle perd sa pantoufle... il la ramasse, mais elle choisit finalement d'abandonner les deux. Ainsi, on a en même temps l'abandon de soi à la simplicité de l'amour, le thème habituel de Cendrillon (Avec un Boyer qui est à la fois le prince charmant et la bonne fée), et l'intimité instantanée partagée par les amoureux, dans un restaurant vide qui ne s'est ouvert que pour eux...

Doté d'un beau titre à la hauteur de l'originalité du film, History is made at night est une halte nécessaire et bienvenue dans la carrière de Borzage, avant de retourner à un nouveau contrat, cette fois à la MGM. Ce film à  part montre bien la façon dont le réalisateur réussit à s’exprimer désormais loin des studios. (F.M.)

La grande ville (Big City, 1937)

Joe Benton (Spencer Tracy) et sa femme Anna (Luise Rainer), une immigrée Hongroise dont les droits à la citoyenneté Américaine vont bientôt pouvoir être appliqués, sont heureux; d'ailleurs elle va avoir un bébé... Lui est chauffeur de taxi à New York, et travaille pour une société indépendante par opposition à la compagnie Comet dont les chauffeurs n'hésitent pas à attaquer physiquement les collègues indépendants pour leur voler leurs clients. Le frère (Victor Varconi) d'Anna se fait embaucher par la compagnie Comet afin d'espionner leurs agissements, mais il est trahi, et tué. Anna est victime d'un piège, la compagnie Comet lui imputant la responsabilité d'un attentat, et elle va être expulsée... Joe commence alors à la cacher, avec la complicité de ses voisins et amis, mais la justice la recherche...

Pour démarrer son contrat avec la MGM, Borzage commence par un film atypique, pour le studio du moins... Le générique, avec ses caricatures filiformes qui accompagnent tous les noms du générique, techniciens comme acteurs, on s'attend d'ailleurs à une gentille screwball comedy, comme Bringing up baby dont les crédits usent du même principe... On rit et on sourit parfois dans Big City, mais cette tentative de faire passer le film pour une comédie pourrait bien être un truc après coup pour faire avaler la pilule d'un film inconfortable sur un certain nombre de points. En effet, on imagine mal le vieux conservateur Louis B. Mayer, qui avait déjà du s'étrangler devant The Crowd, Freaks et Gabriel Over the White House, voir d'un oeil bienveillant un film dont les héros sont des petites gens, pour beaucoup des immigrants en proie au grand capital... Mais le film n'est pas, bien sur, un manifeste socialiste non plus. On n'est pas très loin de l'univers de Capra, avec son refus des grosses organisations tentaculaires, et sa mise en avant d'un visage humain du capitalisme, bref: c'est un film "populiste".

Retrouvant Spencer Tracy après Young America et Man's Castle, Borzage lui adjoint la trop rare Luise Rainer, et on retrouve avec la complicité amoureuse des deux jeunes mariés un caractère très personnel du cinéaste, mais l'essentiel de ce film reste quand même un démarquage de l'oeuvre de Capra. C'est fait avec tendresse, et parfois un peu foutraque aussi comme cette résolution avec des boxeurs en congrès (Dans leur propre rôle) qui viennent prêter main forte aux taxis indépendants... Le sacrifice d'Anna, qui a compris que tant qu'on ne la retrouverait pas les petites gens de son quartier allaient souffrir du harcèlement de la police, et la notion d'entraide, renvoient autant à Capra qu'à Borzage. Enfin, l'appel au secours de Joe, dont l'épouse vient d'être mise de force sur un bateau pour retourner en Europe, va occasionner une réponse inattendue des politiciens locaux, qui se déplacent tous pour venir en aide à la jeune femme, un peu de la façon dont les huiles de la ville viennent en aide à Apple Annie dans Lady for a Day...

Totalement distrayant et très court, ce premier film MGM ne tient pas les promesses de son générique loufoque, mais constitue une entrée en matière d'une des périodes les plus variées de la carrière de son metteur en scène, qui allait retrouver sa vedette bientôt pour une quatrième et dernière fois. Même si l'ombre de Capra est très importante sur ce film, on y retrouve une bonne part de l'univers du réalisateur, à travers sa peinture tendre des petites gens qui vivent un peu en marge du rêve Américain... (F.M.)

Mannequin (1937)

Dès le point de départ, Mannequin s'installe en marge du rêve Américain, dans les quartiers les moins reluisants de new York: pour Jessie (Joan Crawford), le rêve est au début du film l'unique moyen de tenir debout: son père est un bon à rien à moitié gâteux qui joue de temps à autre au tyran domestique, son frère un incapable militant, et qui se destine sans doute à faire son trou dans la pègre pour s'en sortir, et sa mère souffre le plus en silence possible, mais demande quand même régulièrement à sa fille l'argent qu'elle a gagné pour satisfaire aux caprices des deux hommes de la maison. Afin d'échapper à tout ça, Jessie se marie avec son petit ami Eddie, mais c'est une mauvaise idée, il est aussi feignant que les deux autres réunis. C'est dans ce contexte que Jessie rencontre un homme qui a tout: J. L. Hennessey (Spencer Tracy), un armateur qui a construit une entreprise qui fonctionne très bien, un patron qui a la confiance de ses employés. Il a tout, il est riche, mais à compter du jour de sa rencontre avec Jessie, il va vouloir ce qu'il n'a pas: la jeune femme, en effet, dont il a compris qu'elle était mal mariée, et qu'elle ne pouvait que finir avec lui...

Retournant à du matériau proche de ses préoccupations, le deuxième film de Borzage pour MGM est superbe, illuminé par les prestations de ses deux stars, l'un comme l'autre des monstres sacrés. Le metteur en scène s'est clairement passionné pour leurs personnages, et l'histoire est filmée avec une immense conviction contagieuse, comme une comédie sans en être une. L'amour fluctuant de Jessie pour Eddie, celui plus difficile à définir qu'elle va progressivement ressentir pour John L, sont des pistes à suivre sans effort pour le spectateur grâce à la grande aisance de Borzage avec non seulement la représentation des sentiments, mais également sa capacité à éveiller chez le spectateur des échos des sentiments des personnages: il suffit de voir Spencer Tracy ici pour comprendre que Jessie finira mariée avec lui et heureuse: travail d'acteurs, oui, mais aussi un savoir-faire inimitable en matière de mise en scène du sentiment amoureux...

Le recours à Cendrillon est ici traité de nouvelle façon, plus complexe qu'à l'accoutumée: un personnage négatif, Eddie, entend profiter de l'affection qu'à J.L. Hennessey pour son épouse, et en profiter financièrement. La transformation qu'Eddie propose à Jessie est de divorcer de lui, afin de se mettre en position de séduire Hennessey, et au final de lui prendre tout son argent de manière à ce que tous deux, Eddie et Jessie, en profitent. C'est, bien sur, inacceptable, mais cela va permettre un point positif: en entendant Eddie lui donner cette idée odieuse, Jessie réalise qu'elle ne peut pas l'aimer, et le quitte sans aucun regret. Mais Hennessey lui-même, obsédé par Jessie, fait tout pour qu'un jour elle se retrouve chez lui, et ce jour arrive à l'occasion d'une réception luxueuse... Mais ici, la bonne fée se confond évidemment avec le prince, puisque Jessie a dansé avec lui lors de leur première rencontre. Enfin, Jessie elle-même y va de sa manipulation, en souhaitant quitter Hennessey alors que celui-ci est riche: elle entend lui prouver qu'elle ne l'a pas épousé pour son argent. Autre allusion à la transformation de Cendrillon, l'accent mis sur les vêtements de Joan Crawford, dont par exemple le métier de chorus girl n'est capté que dans les coulisses: elle y est vue se changeant, passant d'un atour à l'autre. Et bien sur, quand elle devient mannequin, un défilé donne lieu à une scène de comédie durant laquelle le destin du couple Hennessey va se jouer: cette scène durant laquelle la jeune femme est vue avec plusieurs toilettes différentes tient lieu de bal pour Jessie et Hennessey, et c'est le point de départ de leur relation amoureuse...

Le film est typique de la fin des années 30, pas très éloigné de Capra dans sa représentation d'une Amérique volontariste, dans laquelle ceux qui cessent d'y croire (la mère), ou qui se contentent de la facilité (Les hommes autour de Jessie) sont condamnés à la stagnation. Il faut persévérer, nous dit Borzage par le biais de l'exemple de Hennessey qui a réussi sans marcher sur personne, ou par l'exemple de Jessie qui ne va jamais baisser les bras et croire, surtout devenue enfin seule, à la possibilité de s'élever. Cette métaphore spatiale de l'élévation physique qui symbolise l'ascension sociale, est toujours aussi importante chez Borzage, qui joue avec les ascenseurs et les escaliers pour nous montrer le chemin, dès la première scène: Jessie rentre chez elle, et monte un escalier: elle est fatiguée, mais parvient enfin au sommet. Quel contraste avec la scène durant laquelle elle se rend chez Hennessey, mais tente de partir, alors que Tracy essaie de la retenir en bloquant l'ascenseur! Chez ce doux rêveur millionnaire, au passage, on constate qu'il a un peu réalisé l'ambition de Chico: il vit dans un magnifique appartement au sommet d'un building, ET il est riche...

Après un Big City en demi-teintes, Mannequin prouve que Borzage est chez lui à la MGM, qu'il n'a rien perdu et qu'il a de beaux films à faire: il ne s'en privera d'ailleurs pas... (F.M.)

Trois camarades (Three Comrades, 1938)

Trois soldats Allemands démobilisés profitent de leur retour à la vie civile pour se construire un avenir: ils ouvrent un atelier de réparations. Gottfried Lenz (Robert Young) est l'idéaliste de la bande, qui consacre un peu de son temps libre à l'activisme de gauche; Otto Koster (Franchot Tone) est le plus raisonnable des trois, celui qui incarne à plusieurs reprises le renoncement pragmatique (Lorsqu'il décide faire sauter son avion, compagnon d'infortune pendant la guerre, au début du film, par exemple), mais qui sait aussi prendre des décisions dangereuses par amitié (Venger un ami disparu, ou prendre le volant et battre des records de vitesse au péril de a vie pour sauver une jeune femme en danger); enfin Erich Lohkamp (Robert Taylor), désabusé au début du film, devient le plus rêveur, le plus optimiste: il est amoureux. En effet, les "trois camarades" ont rencontré une jeune femme, Patricia (Margaret Sullavan) protégée par un homme riche, Franz Brauer (Lionel Atwill) et dont les idées sont assez représentatives du type de fuite Nationaliste et revancharde en avant qui amènera Hitler au pouvoir. Malgré la désapprobation de celui-ci, Patricia et Erich s'aiment, se marient (Un mariage de fortune, improvisé dans un café...)... mais Erich découvre bien vite ce que lui a caché sa jeune épouse, bien qu'elle l'ait révélé à Otto et Gottfried: elle est atteinte de tuberculose, et la situation empire...

Three Comrades est l'un des films les plus connus et reconnus aujourd'hui sur l'ensemble de la carrière de Frank Borzage. C'est bien sur une conjonction exceptionnelle de talents, autour d'une oeuvre adaptée d'un roman de Erich Maria Remarque, l'auteur du déjà très célébré A l'ouest, rien de nouveau. F. Scott Fitzgerald a participé au scénario, la production est signée de Joseph L. Mankiewicz, et la MGM a confié à Borzage le soin de diriger Robert Taylor, Franchot Tone, Robert Young et Margaret Sullavan, qui croise donc le chemin du metteur en scène pour une troisième fois... Et de tout cela va sortir un film superbe, qui reprend les réflexions de Borzage sur les lendemains de la première guerre mondiale en offrant une nouvelle vision des coulisses de la montée du nazisme, comme il l'avait fait en particulier dans son impressionnant drame No Greater Glory. Mais cette fois-ci, Borzage n'est plus autant dans la métaphore, aussi subtile soit-elle: les armes se feront bientôt entendre en Europe, et le metteur en scène ajoute à sa diatribe anti-guerre un portrait de la vie de tous les jours dans un Berlin ou les factions d'idéologies contradictoires commencent à élever la voix les unes contre les autres, préparant la montée des nazis...

Si l'essentiel du film se déroule à l'écart de la politique, il y a malgré tout urgence, nous dit le metteur en scène. Patricia, amie et confidente, amante d'un et presque des "trois camarades", est une source de bonheur et de liberté bien fragile. Elle est la vie, fragile comme nous le révèle un final magnifique qui reprend des éléments du dénouement sublime de A Farewell to Arms, avec un même sacrifice... De leur côté, les "trois camarades" si complémentaires représentent un peu les trois facettes d'un seul et même homme, une sorte de jeune Allemand trahi par l'irruption d'une guerre dont il ne voulait pas, mais dans laquelle il a été amené à faire son devoir, par la montée des périls, ensuite, par le sentiment de perte des valeurs, de la sécurité, du bonheur, et bien sur par l'approche de la mort. Le film réussit à rester de façon remarquable dans une narration classique, en dépit de sa teneur allégorique, et on a envie d'applaudir lorsque deux des "trois camarades" s'en vont vers l'Amérique disent-ils, accompagnés des silhouettes de leurs amis disparus: inoubliable image...

L'Allemagne de 1920 est chez Borzage un avant-gout de celle qu'il montrera dans The Mortal Storm quelques mois plus tard, ajoutant une nouvelle pierre à un édifice rare à Hollywood en ces années troubles: des films non seulement conscients du danger qui se tramait, mais en plus parfaitement admirables sur leur seul mérite cinématographique, avec ce dosage si subtil et si caractéristique de ses œuvres, de peinture des inquiétudes associées à la poésie des amours vécues malgré tout: malgré la mort, malgré la haine, et malgré la guerre ou la tuberculose, un amour incarné ici par une splendide Margaret Sullavan. (F.M.)

L'Ensorceleuse (The Shining Hour, 1938)

Olivia, de son vrai nom Maggie, une danseuse finit par accepter de se marier avec Henry, un riche fermier du Wisconsin. Il ramène sa femme chez lui, et un huis-clos va se jouer entre cinq personnages: Henry (Melvyn Douglas), conscient du fait que son épouse ne l'aime pas comme lui est amoureux; Olivia (Joan Crawford), embarrassée devant la difficulté de faire naitre en elle un amour pour Henry alors que son attirance pour le jeune frère David est évidente; David (Robert Young), marié à une amie d'enfance, et qui trouve en Olivia des désirs qu'il ne connaissait plus, Judy (Margaret Sullavan), qui sait à quoi s'en tenir face aux sentiments de David, mais souhaite quand même aider sa nouvelle belle-soeur à s'intégrer, et enfin Anna (Fay Bainter), la grande soeur des deux garçons, qui couve ses frères, a fini par accepter Judy qui ne représentait pas un trop gros risque pour elle, mais voit d'un très mauvais oeil l'arrivée de l'intrigante Olivia...

La confusion des sentiments... Quand on y pense, à part lorsqu'un personnage (Crawford dans Mannequin, par exemple), hésite à se lancer dans les bras de l'amour ou d'une romance apparemment évidente, chez Borzage ce sujet n'est pas courant. Le couple, les amours partagées, sont généralement le fait de deux personnages qui prennent le devant de la scène et dont la réunion devient vite un enjeu inévitable et évident, et bien sur le centre du film. C'est ce qui me fait dire qu'avec ce nouveau film MGM, on est sans doute plus dans un univers proche du cinéaste, mais qui lui a été plus ou moins imposé. Il en a fait d'ailleurs un bien beau film, et a pu de fait travailler de nouveau avec deux actrices (Joan Crawford, Margaret Sullavan) avec lesquelles il lui avait été bénéfique de tourner, mais on est sans doute plus dans l'univers de Joan Crawford...

Cette intrigue avec chassés-croisés amoureux se concentre donc plus ou moins sur les amours irrésistibles mais contrariées de David et Olivia, par lesquelles le drame va se précipiter. Les situations sont parfois complexes, et ne permettent pas toujours la concentration sur ce qui est le vif du sujet dans l'univers de Borzage: ces sentiments qui conditionnent tout. Malgré tout, on voit se dessiner une étrange intimité entre ces êtres, tous finalement seuls les uns avec les autres (En dépit de la présence de nombreux domestiques): autant entre maris et femmes qu'entre beau-frère et belle-soeur (Henry et Judy sont par exemple très complices). Et puis il y a la maison qu'Olivia réclame à Henry, symbole de son élévation sociale, mais qu'elle ne verra jamais complétée... Enfin, pour la première fois mais pas la dernière, Margaret Sullavan montre son sens du sacrifice! C'est peu, dans un film resserré qui a tout d'une adaptation théâtrale, mais les 76 minutes de ce divertissement de luxe sont un excellent moyen d'attendre, de la part de Borzage, les feux d'artifice futurs. (F.M.)

Le Cargo maudit (Strange Cargo, 1940)

Emprisonné dans le bagne de Santa Margola en Guyane, André Verne (Clark Gable), un prisonnier coriace, se joint à des codétenus pour organiser une évasion. Il se fait trahir par ses comparses mais parvient tout de même à prendre la fuite, suivant un plan laissé dans une Bible par Cambreau (Ian Hunter), un étrange prisonnier participant à l’évasion. Il suit à distance le groupe de fuyards, traversant une jungle hostile où deux hommes perdent la vie. En chemin, il sauve une jeune femme des griffes d’un malfrat. Il s’agit de Julie (Joan Crawford), une femme qu’il a remarquée sur les quais où il travaillait…

Avec le tournant plus mystique que prend sa carrière, Frank Borzage perd beaucoup de cette pure poésie, parfois naïve, qui marquait ses multiples chefs-d'œuvre. Reposant sur un récit à la symbolique religieuse omniprésente et ostentatoire, sa mise en scène paraît lourde et empesée ; et il est très difficile de croire dans le parcours de Verne ou dans le personnage christique et sentencieux de Cambreau qui ouvre les yeux à un groupe de durs à cuire sans foi ni loi. Malgré cette lourdeur, Strange Cargo ne manque pas d’intérêt. Le génie de la mise en scène de Borzage fonctionne à plein lorsqu’il s’agit de filmer la jungle ou une tempête, Le Cargo maudit devenant alors un film d’aventures d’une puissance indéniable. Il y a aussi dans le film un côté charnel, violent et bestial qui dénote dans le paysage du cinéma américain de l’époque. Par son mélange des tons et des genres, « Strange Cargo » est une vraie curiosité et son récit rocambolesque finit par participer à son charme étrange. C’est à n’en pas douter l’une des œuvres les plus déroutantes de Frank Borzage. (O.B)

The Mortal Storm (1940)

Allemagne, 1933: on fête l'anniversaire du professeur Victor Roth (Henry Morgan). Universitaire renommé, il célèbre ses 60 ans en famille, auprès de son épouse, des deux grands fils de celle-ci issus d'un premier mariage, de leurs enfants Freya (Margaret Sullavan) et Rudi, et de deux amis proches, étudiants et soupirants de Freya, Martin Breitner (James Stewart) et Fritz Marberg (Robert Young). Le repas est interrompu par une nouvelle fâcheuse: on apprend la nomination par Hindenburg du chancelier Hitler. Les avis sont partagés, et l'anniversaire gâché par les débats qui deviennent vite passionnés: d'un côté, les jeunes hommes, à l'exception de Martin, sont enthousiastes à l'idée de l'arrivée des nazis au pouvoir; de l'autre, M. et Mme Roth, leur fille Freya, et Martin sont inquiets: Martin se préoccupe du devenir des libertés individuelles en Allemagne, et les autres font face à l'inévitable: M. Roth, comme ses enfants Rudi et Freya, est "non-Aryen"... les choses ne tardent pas à se précipiter, et l'Allemagne plonge dans le tourbillon totalitaire, dans lequel il faut choisir son camp;Martin qui refuse d'adhérer au parti devient un ennemi déclaré du fascisme, et le professeur Roth ne tardera pas à être arrêté et interné dans un camp de concentration... Durant ces évènements, Freya et martin se rapprochent, mais combien de temps pourront-ils résister à la "tempête" du nazisme?

Ce film est un nouveau retour, trois ans après Three Comrades, sur le nazisme, au même titre que les films visionnaires qu'étaient Little Man, What Now? et No Greater Glory. Il va opérer une synthèse entre ces cris d'alarme, et son thème de l'amour sublime exploré dans la plupart de ses films. Il faut se rappeler avant d’accuser le film d’être timide en matière de dénonciation du fait qu'en 1940 il fallait un certain courage à un studio Américain pour s'attaquer à une dénonciation du nazisme. De plus, la vision d'un camp de concentration s'explique par le fait qu'on ne pouvait pas à cette époque savoir ce qu'on allait trouver cinq ans plus tard après l'intervention alliée. Borzage et la production ont donc opté pour un style semi-allégorique, qui sied toujours aussi bien au cinéaste. Pourtant, le film nous montre de façon assez directe les mécanismes des nazis, depuis l'instauration d'un parti, jusqu'à l'exclusion physique des êtres, en passant par le choix d'un camp, et bien sur autodafés, intimidations, terreur et torture. Le mal s'installe d'autant plus vicieusement qu'il est accueilli à bras ouvert par beaucoup. Mais l'un des atouts majeurs de cette production qui visait assez ouvertement le public Américain est de laisser deux icones incarner les idéaux démocratiques: Freya, lumineuse Margaret Sullavan est la seule des jeunes adultes de la famille Roth à avoir compris de quelle façon le piège totalitaire allait se refermer sur ses proches, quelle que soit leur opinion ou leur position face au nazisme, et Martin est ici de par ses propos même une personnification des idéaux démocratiques de l'Amérique, tolérante et généreuse...

Le film mise sur l'indignation du spectateur, depuis le parallèle effectué entre une célébration d'anniversaire située au début qui nous fait presque croire assister à une comédie. Une porte s'ouvre, et la caméra s'engouffre avant le professeur Roth dans un amphithéâtre bondé de gens qui ne sont là que pour chanter ses louanges. Le contraste est important avec une scène ultérieure, qui voit les rangs de l'amphithéâtre rempli de jeunes en uniforme nazi... Le comportement des frères et amis de Freya, en nazis exemplaires, peut irriter par sa facilité, mais c'est d'une grande efficacité pour le cinéaste qui a besoin assez rapidement de montrer le sentiment d'insécurité des héros dans une Allemagne qui choisit désormais entre les êtres, et rejette ceux qu'elle n'a pas élus à coups de pierre, puis de fusil.

En réservant à James Stewart et Margaret Sullavan le rôle des deux, il éclaire son motif de l'amour absolu entre deux êtres d'un jour nouveau. Bien sur, les deux jeunes vont se réfugier à l’écart, c'est donc dans la montagne, chez Martin et sa mère qu'ils vont trouver une cachette à l’abri des nazis; cela sera de courte durée, mais un geste important y aura lieu, qui renvoie à tant de simulacres de mariage: la mère de Martin les mariera avant de leur dire adieu, en utilisant une coupe symbolique. Une fois de plus, Borzage détourne la signification du mariage en une cérémonie privée, un choix de deux personnes devant Dieu, voire devant la notion même d'humanité menacée par tant de dangers: c'est par Freya et Martin que Borzage exprime dans ce film sa foi en l'homme, la seule échappatoire du film.

Plutôt qu'une réflexion sur l'imbécillité guerrière, intolérante, anti-démocratique ou totalitaire des nazis, le film se veut un plaidoyer qui incorpore une vraie note d'espoir, ce qui n'était pas facile dans la mesure ou tant de protagonistes n'iront pas jusqu'au bout... Mais Borzage croit aux miracles, il l'a déjà prouvé, et c'est à une sorte de conversion miraculeuse qu'assiste le spectateur, lorsqu'apprenant la mort de sa soeur exécutée par ses amis nazis, Otto Von Rohn (Robert Stack) se réjouit que Martin ait pu, lui, rejoindre l'Autriche, et rester libre... En dépit de toute l'indignation que ressentira le spectateur, le cinéaste affirme la prépondérance des idéaux incarnés par Martin, et c'est à un trop jeune homme tombé trop tôt dans les erreurs du nazisme, que revient le dernier mot. Que le metteur en scène ait été empêché d'utiliser des mots ou des notions trop claires, par des éléments de langages imbéciles ("Non-aryen", par exemple) importe peu, puisqu'il s'agit ici de sacraliser l'homme, le seul, pas les "races" (Qui de toute façon n'existent pas), les obédiences ou les différences. Comme le vieux Roth, professeur de physiologie qui affirme devant un parterre de nazis qu'il n'y a aucune différence entre du sang aryen et du sang non-aryen, Borzage situe son débat au sein de l'humanité, pas entre quelques factions que ce soit. En montrant les processus d'exclusion sans pour autant en désigner les victimes ("Non-Aryens" ou "pacifistes"), il ne les diminue pas, pas plus qu'il n'en minimise le danger...

Sorti au bon moment aux Etats-unis, à une époque durant laquelle on essayait de ménager Hitler à Hollywood, le film a du attendre avant d'être présenté au public Européen pour cause de guerre. Il est sorti en 1957 en Allemagne de l'Ouest, mais a du attendre encore plus longtemps avant de rencontrer le public Français. Peut-être a-t-on cru qu'il était obsolète en raison de son sujet... Si seulement! (F.M.)

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Le Pavillon noir (The Spanish Main, 1945)

Mené par le capitaine Laurent Van Horn (Paul Henreid), La Vierge d’or, navire en provenance de Hollande et portant à son bord des immigrants en route pour le nouveau monde, s’échoue sur les côtes de la Nouvelle Grenade, territoire espagnol. Don Alvaredo (Walter Slezak), qui mène l’île d’une poigne de fer depuis Carthagène, ne porte pas secours aux naufragés mais au contraire en fait des esclaves. Il jette Van Horn en prison en attendant sa pendaison. Là, Van Horn rencontre trois prisonniers qui deviendront ses meilleurs compagnons. Ensemble ils parviennent à fuir les geôles de Carthagène...

Paul Henreid, baron austro-hongrois devenu acteur, est à l’origine de ce Pavillon noir. Souhaitant briser son image de « Casablanca » et élargir son panel de rôles, il trouve dans le personnage de Laurent Van Horn l’ambivalence qui sied aux grands acteurs. Il essuie un refus de Warner et se tourne alors vers la RKO. La société, échaudée par des échecs commerciaux, souhaite renouer avec le succès, et décide de faire appel pour la première fois depuis dix ans aux flamboiements du technicolor. Les films de pirates sont alors sollicités par le public (L’Aigle des mers de Michael Curtiz, Le Cygne noir d’Henry King) et le projet d’Henreid tombe à pic. Maureen O’Hara est contactée, désireuse également de relancer sa carrière après un an d’inactivité. C’est elle qui fait appel à Frank Borzage pour la réalisation, choix qui peut paraître étonnant car le cinéaste, chantre de l’amour fou, n’est pas vraiment un spécialiste des films de genre.

Pavillon noir est une réussite en demi teinte. Le film se veut rythmé, trépidant, et accumule dans cette optique de nombreux rebondissements. Las, force est de constater que le résultat n’est pas à la mesure de notre attente. Les scènes de combat naval manquent à susciter l’intérêt du spectateur, notamment car Borzage ne fait que trop rarement coexister les belligérants dans le même cadre. Il se contente de simples champs / contrechamp (un coup de canon, une explosion dans l’eau ou sur un mat…) , ne parvenant pas à imprimer une quelconque tension dans ces joutes maritimes. Les duels qui ponctuent le film sont également poussifs, platement chorégraphies. L’intérêt du film réside dans les personnages, portés par les dialogues savoureux d’Herman Mankiewicz. Très allusifs et érotiques dans les scènes entre Van Horn et la contessa Francesca , ils donnent du sel à la relation très classique d’amour / haine qui les caractérise. Hilarants, ils font de Don Juan Alvarado (Walter Slezak en grande forme) un méchant bigger than life qui vampirise l’intérêt du spectateur. Car si Maureen O'Hara et Paul Henreid voyaient Le Pavillon noir comme un véhicule pour leur carrière, ils se font constamment voler la vedette par Walter Slezak, suivant le vieil adage hitchcockien : « plus le méchant est réussi… »… (O.B.)

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Concerto pour l'amour (I've Always Loved You, 1946)

Entre 1941 et 1946, Frank Borzage se perd dans des films de commande pour le compte de la MGM. Des films sans âme et sans saveur qui lui font quitter peu à peu le devant de la scène. Son nom est quasi oublié, ses films ne recueillent plus l'attention des critiques ou du public. Il quitte alors la MGM et entre à la Republic, un studio spécialisé dans les séries B. Ce dernier est fier d’avoir un grand nom du 7ème art dans son écurie et le studio lui laisse une relative liberté artistique. Leur première collaboration est aussi le premier film en couleur de la Republic. Malheureusement, c'est à peu prêt tout ce qui peut être mis au crédit de ce I've Always Loved You, mélodrame simpliste, sans surprise et larmoyant écrit par Borden Chase. Les personnages sont caricaturaux, monolithiques et simplement fonctionnels dans un récit pour le moins ronronnant. Sentimentaliste au possible, Concerto pour l'amour peut à ce titre être considéré comme une curiosité mais certes pas comme un grand film. On retiendra le très beau passage de la première représentation de Myra (Catherine McLeod) au Carnegie Hall, commentée depuis les coulisses par deux techniciens, où elle interprète le leitmotiv musical du film (le 2ème concerto de Rachmaninov), prestation qui devient un véritable duel contre son maître Goronoff (Philip Dorn).

Ce dernier est le seul personnage intéressant du film, un homme qui ne vit que pour la musique et qui aurait pu faire basculer le film dans un beau duel entre l'absolu de l'art et la vie, à la manière des Chaussons rouges réalisé deux ans plus tard par Powell et Pressburger. Mais Borzage ne prend pas à bras le corps ce sujet qui se dilue dans une bluette naïve et insipide. L’interprétation est dans l’ensemble assez médiocre et la qualité des décors, des costumes et des lumières est loin d’atteindre, faute de moyens, celle des grands studios qui jusqu’ici ont hébergé Borzage. Reste la musique, très belle, souvent bien mise en scène et magnifiquement interprétée par Arthur Rubinstein. (O.B.)

Le Fils du pendu (Moonrise, 1948)

Danny (Dane Clark) est marqué par la mort de son père, pendu pour un crime alors qu'il n'était qu'un enfant. Les villageois mettent à l'écart ce "fils du pendu". Marqué par la fatalité, ce dernier tue accidentellement un homme qui, depuis son enfance, le martyrisait...

Après la Seconde Guerre mondiale, on ne retrouve plus le talent et l'ambition de l'immense cinéaste que fut Frank Borzage. Mais quelques films viennent ça et là rappeler un peu de son œuvre passé, comme le fort sympathique Pavillon noir et ce Fils du pendu. Borzage s'attache ici à rendre une atmosphère lourde et pesante et, avec ce film très sombre, le cinéaste retrouve les sentiments mystiques qui le portaient à l'époque de Green Light et Strange Cargo. Comme dans ces deux films, il est encore ici question d'un rachat, l'amour que porte Danny à Gilly (Gail Russell) l'amenant à accepter de se dénoncer à la police et ainsi expier son crime au lieu d'en fuir la responsabilité. Un goût pour le sermon totalement absent des premières œuvres de Borzage, où la pureté de l'amour permettait justement de dépasser la morale des hommes, mais qui alourdissait déjà considérablement les films de sa période « mystique ». Pourtant Moonrise parvient à séduire grâce à l'élégance de la mise en scène de Borzage et au travail de la photographie. Le cinéaste, utilisant la forme du film noir, tente de renouer avec son goût pour l'expressionnisme et son génie de la stylisation, sans parvenir toutefois à retrouver la plénitude de son art en la matière.

Malade, Frank Borzage ne retrouvera pas les plateaux de cinéma pendant dix ans, signant simplement quelques épisodes de séries télévisées avant de revenir au cinéma le temps de signer deux derniers longs métrages (China Doll en 1958 et The Big Fisherman en 1959) avant de s'éteindre quelques années plus tard, le 19 juin 1962. (O.B.)

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Borzage à travers ses films - Partie 1 : le temps du muet

Par François Massarelli et Olivier Bitoun - le 21 mars 2013