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Portraits

portrait de Frank Borzage à travers ses films
1ère partie : le temps du muet

Né en 1894 à Salt Lake City, Frank Borzage grandit dans une famille prolétaire d’émigrés italiens. A douze ans, il est amené à travailler dans une mine d'argent. Il fugue et se rend à Los Angeles avec le rêve de devenir acteur et parvient à se faire embaucher comme accessoiriste dans un studio. Il commence à apparaître dans des films à partir de 1912 et dès 1914 obtient ses premiers rôles, notamment dans de nombreux westerns de séries tournés par Thomas H. Ince (il en interprétera jusqu’à quinze en une année !). Après avoir été assistant sur plusieurs films, il passe à la réalisation en 1916. Ses films, dont il lui arrive de signer les scénarios, se font de plus en plus audacieux. Humoresque en 1920, immense succès public, l'installe comme un cinéaste réputé ; mais c'est à son entrée à la Fox en 1925 (après avoir œuvré pour la Cosmopolitan et la First National) qu'il s'impose comme l'un des plus grands cinéastes de son époque. Son film le plus célèbre de la période muette est L'Heure suprême (Seventh Heaven, 1927), pour lequel il obtient le prix de la mise en scène à l’occasion de la toute première cérémonie des Oscars (il obtiendra une deuxième statuette pour Bad Girl en 1931).

The pitch o' chance (1915)

Rocky (Borzage) est un joueur invétéré. Un jour, il joue pour la possession d’une femme, Kate, avec un truand et remporte la mise, grâce à une rivale de Kate qui a triché en sa faveur afin d’être débarrassée d’elle. Désormais accompagné d’une femme certes sauvée des griffes du bandit, mais humiliée et avilie par la transaction, Rocky réalise bien vite sa faute et lui rend sa liberté, avant qu'une nouvelle confrontation entre les deux hommes ne lui permette de nouveau de conquérir, cette fois légitimement, le coeur de la jeune femme.

The Pitch o' Chance est le premier film de Borzage, et compte tenu du fait que la plupart de ses films d'avant 1920 ont disparu, c'est une sacrée chance de pouvoir en disposer aujourd'hui, et dans une copie complète de surcroît. C'est un film qui reflète une vision assez étrange du western, à la fois mythique et contemporaine : l’action pourrait tout aussi bien être située en 1915 sur la frontière qu’en 1880. Le décor des cabanes, saloons ou autres granges trahit le coté temporaire, mais aussi les rudes conditions de ce monde en perpétuel mouvement. Rocky, immature et cynique, ne fonctionne qu’en jouant, laissant au hasard le choix pour tout. Si le drame qui se joue est celui de la jeune femme, Borzage va s'ingénier à donner à son héros une transformation assez fascinante pour qui connait le reste de l'oeuvre du metteur en scène...

L'amour naissant dans les pires conditions, la cohabitation forcée, la transformation inattendue d'un être humain, tous ces thèmes apparaissent déjà dans ce beau petit moyen métrage de deux bobines, comme ils apparaitront plus tard dans tant d’autres films. Beaucoup de Borzage est déjà dans ce premier effort en forme de petit western de rien du tout, avec ses cowboys sales et ivrognes, ses filles de saloon éprises du peu de dignité qui leur reste, et ses campagnes sans attrait.

The Pilgrim (1915)

Borzage joue le "pèlerin", au sens donné par John Wayne à ce mot dans The Man Who Shot Liberty Valance : un homme de passage. C'est un ours, un homme taciturne, peu souriant, libre d'attaches, qui même embauché dans un ranch par un propriétaire assez débonnaire va quand même coucher dehors, la tête sur sa mule. Il arrive au ranch à peu près en même temps qu'une jeune femme de la ville, la fille du propriétaire (Anna Little). Celle-ci et le "pèlerin" vont se croiser, se côtoyer et vite développer un mélange d'amitié et de fascination mutuelle. Il va changer, et tenter sa chance auprès d'elle, mais elle est déjà fiancée, et l'on sent le regret qu'elle fait peser dans cette révélation.

Le neuvième film de Frank Borzage est à nouveau un western en deux bobines. Si Borzage joue à merveille le personnage de cet homme sauvage et violent, qui montre peu à peu toute son humanité, il a aussi réservé une grande place à Anna Little, à laquelle il offre des gros plans "en situation", contrairement à ceux d'un Griffith, tout en charge symbolique. Ici, ces images sont partie intégrante de la narration et de la caractérisation.

Le metteur en scène a réussi en l’espace de deux bobines à mettre en oeuvre une véritable densité émotionnelle, à créer des personnages qui, bien que rapidement esquissés, sont presque réels sous nos yeux. Le but avoué de ces westerns était pourtant de remplir la feuille de route du genre : de l'action, des chevauchées, des coups de feu... Borzage réussit donc à remplir la mission confiée par Thomas Ince, mais crée déjà son propre univers dès ces courts métrages.

nugget jim's pardner (1916)

Un jeune homme (Borzage), bon à rien, et constamment en nouba avec ses riches amis, est sommé par son père excédé de débarrasser le plancher après une nuit particulièrement arrosée. Il trouve refuge dans un train en partance pour l'Ouest. En Arizona, Nugget Jim, un chercheur d'or, vit dans une précarité compliquée par le fait que sa fille doit travailler au saloon, et s'en plaint de plus en plus. Il rentre chez lui, et là... tombe sur le jeune homme, littéralement tombé du train, se servant sans vergogne et mangeant comme quatre. Nugget se méfie bien sur du nouveau venu, mais voyant que le vagabond n'est pas disposé à partir il lui met un tamis et une bêche dans les mains, et de fait les deux hommes deviennent partenaires... Quelques temps plus tard, Jimmy, le partenaire de Nugget Jim, va prendre du bon temps en ville, et voit son ami en compagnie de sa fille (Anna Little). Il est scandalisé que le père ait laissé sa fille dans cet environnement, et prend les choses en mains...

Borzage s'intéresse aux sentiments, à leurs rapports avec l'âme, et s'acharne dès ces premiers films à raconter des histoires en ce sens. Il s’accapare les contes de fées, ici se référant à Blanche-neige et Boucles d’or, avec l’intrusion d’un étranger dans la maison de Nugget Jim. Ce dernier en prenant Jimmy sous son aile va faire de lui un homme utile, moralement fiable, et un vrai partenaire, puis un ami. Comme dans les films ultérieurs, Borzage inverse ensuite la donne, Jimmy allant plus loin et prenant à son tour les rênes.

Borzage laisse de la place au destin (Jimmy tombe dans la mine de Nugget, par un hasard extraordinaire; mais il TOMBE vraiment: on le voit dévaler une pente caillouteuse...) et au mélodrame (la lettre du père qui rompt le charme du trio à la fin, en lui proposant de revenir, afin de le pardonner); il se repose une fois de plus sur des acteurs et des techniciens qui sont son unité de production, et met la main su script. Il joue avec conviction, et refuse les artifices de l'action pour l'action. et son film touche au sublime lorsque Jimmy trouve un châtiment formidable contre son ami, afin de lui faire payer son inconséquence vis-à-vis de sa fille...

Until They get me (1917)

Un homme, Kirby, a été obligé d'en tuer un autre pour légitime défense, alors qu'il devait se rendre chez lui pour assister sa femme dans son accouchement, et que les hommes auxquels il s'adressait ont non seulement refusé de lui donner un cheval, mais l'ont également menacé. Une fois chez lui, et alors que son épouse est morte, rattrapé par la police montée, il était prêt à collaborer, mais le "mountie" a cru qu'il avait pris la fuite. C'est désormais un homme traqué, entre le sud du Canada et le nord des Etats-Unis. Il arrive dans un petit ranch du Montana, ou travaille une jeune fille, Margy (Pauline Starke). Au moment ou celle-ci essaie de fuir la maison des gens qui l'exploitent, elle tombe nez à nez avec Kirby. Tout les deux s'échappent ensemble, et finalement se séparent, Kirby conseillant à la jeune femme de trouver refuge chez les Mounties, et la jeune fille mentant pour permettre à Kirby de partir. Margy, recueillie par la police montée, devient bien vite la mascotte du fort, et plait de plus en plus au policier qui, obsédé par la traque de Kirby, n'a pas dit son dernier mot...

Avec ce film, l'un de ses premiers longs métrages (5 bobines), Borzage fait siennes les règles du mélodrame, qu'il ne transcende pas trop encore, et joue avec brio avec des fils narratifs qui n'en demandaient pas tant en 1917: le film commence carrément par une digression, qui plus est celle-ci n'a rien de didactique. En faisant reposer le film sur ce prologue dédié à la saga de Kirby, qui disparait d'une grande portion du film ensuite, Borzage prend des risques, mais le résultat est passionnant. On est toujours dans ce western âpre, réaliste, et cruel des films de 1915-1916 mais le film saura faire prévaloir les sentiments.

Cendrillon, comme l’a révélé Jacques Segond dans une étude consacrée au cinéaste, est au coeur de l'oeuvre de Borzage. Essentiellement, Borzage tend à raconter des histoires dans lesquelles on change un être, de fond en comble, aussi bien visuellement (Habillement) que dans son for intérieur. Mais l'être ainsi changé va à son tour agir positivement sur son environnement. Ici, Cendrillon, c'est donc Pauline Starke, qui est exploitée par des gens peu scrupuleux, et qui décide de s'enfuir. Le vêtement joue un grand rôle dans cette histoire, puisque pour s'enfuir, Margy doit se déguiser en garçon, puis le "mountie" lui conseille de s'habiller en fille, dans la mesure ou il ne peut pas la ramener comme cela, et enfin elle achève sa transformation par les vêtements en deux temps, en devenant au fort une jeune fille "comme il faut", puis quatre ans plus tard une femme. Le vêtement et son corollaire, le déshabillage, qu'on retrouvera dans d’autres films souvent associé à la promiscuité amoureuse ou sexuelle, jouent aussi un rôle lorsque la jeune fille en salopette s'éloigne du mountie, qui détourne les yeux, et profite du moment pour aller dire à Kirby de prendre le large.

La transformation de Pauline Starke passe également par la maturité de son personnage, interprété avec une certaine retenue par Pauline Starke. Mais bien sur, Margy va changer tout et tous. Elle sauve Kirby, donne un idéal à son Mountie préféré, et apporte la joie de vivre dans le fort...

Toutefois, pas de miracle encore dans ce film, sinon dans le singulier hasard des rencontres, ressort éminemment mélodramatique. Mais par contre, Borzage insiste beaucoup sur le code d'honneur, celui des gens de la police montée, qui attrapent toujours leur homme, ce qui est après tout leur travail: un homme comme Borzage est sensible à cette valeur. Mais c'est aussi le code d'honneur de Kirby, qui n'a tué que contraint et forcé, mais qui va se rendre, afin de laisser la justice se faire. et le code d'honneur est enfin lié à Margy, qui doit à Kirby d'avoir vraiment pu s'enfuir. Elle fait tout pour ne pas trahir le secret de son ami: celui-ci se rend chez son fils tous les ans pour son anniversaire, se mettant ainsi en danger d'être cueilli par la police. Lors de la confrontation entre Kirby et celui qui le pourchasse, Margy se doit d'être là, comme elle était présente lors de leur dernière confrontation, au moment ou Margy a été recueillie par la police montée. Pas de miracles, mais des liens entre les êtres, jamais anodins. Et un lien plus visible que les autres, c'est cette tache de sang qui orne le visage de Margy après qu'elle ait pris Kirby blessé dans ses bras, alors qu'ils se disaient adieu: la trace d'un lien, entre deux personnes, des marginaux, qui sont en fuite.

Utilisant magnifiquement des décors désolés dans lesquels on reconnait plus facilement la Californie que le Canada, Borzage montre avec passion une histoire une fois de plus considéré a priori comme un western de plus, mais qui décidément annonce plus d'un feu d'artifice.

humoresque (1920)

Le parcours d'un enfant du ghetto qui deviendra un violoniste de renom, mais qui parti pour la guerre reviendra abimé, blessé au plus profond de son âme, et surtout incapable de jouer. il faudra tout l'amour qui le lie à sa fiancée pour le voir reprendre confiance.

Voici le premier ticket de Borzage pour le grand Hollywood, un film de prestige dans lequel on a laissé les coudées franches à celui qui s'est jusqu'à présent surtout illustré par des westerns, Humoresque fait partie de ces si nombreux films qu'on a cru longtemps perdus, jusqu'en 1986 à en croire Kevin Brownlow qui s'est penché sur ce film dans la cadre de son étude sur la peinture des communautés Juives Américaines dans le cinéma muet (L'un des chapitres de son merveilleux livre Behind the Mask of Innocence). Retrouvé, et désormais bien connu, il est bien sur un film important dans la carrière de Borzage, mais n'est finalement que ça. Il souffre un peu de la comparaison, tant avec ce qui le précède que ce qui le suit...
Le film distribué par Paramount mais produit par la Cosmopolitan est du à la volonté de William Randolph Hearst de travailler avec Borzage, mais c'est le metteur en scène qui a sélectionné l'histoire, sur des critères qui lui sont chers: il lui fallait une histoire humaine, pas trop sophistiquée. Il a bénéficié de la collaboration de Frances Marion, mais il a lui-même mis la nouvelle dans les mains de la scénariste.

Le metteur en scène a réservé la première demi-heure à l'enfance de Leon Kantor, le héros. on y retrouve ses parents, ses nombreux frères et soeurs, dont Mannie, né en plein exil de ses parents et qui en a gardé des séquelles mentales profondes. Il y a aussi Gina, la petite voisine dont Leon est amoureux. Le Lower east Side est montré à travers de courtes vues documentaires effectives, et qui seraient selon Borzage lui-même des images volées... mais l'essentiel du film a été tourné en studio. Une grande part est dédiée au cliché de l'amour maternel et la rivalité comique entre les parents, le père qui a soif de réussite, et la mère qui souhaite que l'un de ses enfants puisse suivre une voie artistique... La deuxième partie voit Leon, qui a réussi, donner des concerts, et offrir des conditions de vie plus décentes à ses parents. La guerre le rattrape, sans qu'une longue préparation du public ait été faite: elle tombe sur le jeune homme un peu comme ça, sans crier gare. Borzage, qui l'occultera plus tard en la rendant abstraites, prend délibérément le parti de n'en rien montrer. le résultat devient bien conventionnel, et assez franchement expéditif...

Ce film est donc un mélodrame assez classique, et même trop: on se réjouissait de trouver dans les petits westerns du metteur en scène des épices secrètes, mais la liberté de ces films a été laissée de coté sur ce tournage, probablement très important pour le metteur en scène, dont des acteurs (Selon l'article de Brownlow) ont dit qu'il était tendu sur le plateau, irritable. Ce n'est pourtant pas la réputation qu'il aura par la suite... On se réjouit bien sur de le voir s'essayer au miracle, puisqu'il fait reposer la charge émotionnelle de son film sur le retour de la guerre, avec un Leon défait qui n'a plus le coeur à jouer de la musique. Le retournement de situation est soudain, inattendu, et miraculeux... C'est un grand moment, qui sera bien sur largement dépassé par les fabuleuses scènes d'épiphanies dans de si nombreux films ultérieurs, mais il fallait bien commencer. Un autre grand moment aussi, lorsque Leon joue pour son quartier, Borzage choisit de nous faire ressentir la musique par le montage de quelques visages émus de vrais gens du Lower east Side, et place sa caméra derrière le public, marée humaine en silhouette, alors qu'au fond du plan, on aperçoit les musiciens. c'est non seulement très juste, mais ça nous renvoie à Gance, qui ajoutera bien sur de la fougue à sa foule chantant la Marseillaise dans son Napoléon.

Un peu trop mal à l'aise donc avec ce film qu'il lui fallait réussir pour exister, et pour accéder à la cour des grands, Borzage a donc fait un long métrage qui aujourd'hui possède des beautés, mais aussi des moments de convention et une certaine platitude. La première demi-heure, avec sa vie dans les quartiers pauvres, est la plus intéressante. C'est ce qui fera d'ailleurs peur à Hearst et Zukor, qui se feront tirer l'oreille pour accepter de sortir le film. Il aura un grand succès, et permettra sans aucun doute à Borzage, qui restera indépendant jusqu'en 1925, d'accéder à la MGM, puis à la Fox, avec les conséquences que l'on sait.

The circle (1925)

Lady Catherine a déserté son foyer avec le témoin de mariage de son mari, Hughie, et les années ont passé: le mari, Clive ne s'est pas remarié, mais a élevé son fils Arnold, qui est aujourd'hui marié. La situation risque de se reproduire, puisque l'épouse du fils a décidé d'inviter la mère et son compagnon afin de juger par l'effet des années si la désertion vaut la peine d'être tentée...

Les ruptures de ton, Borzage connait. Mais on a quand même souvent l'impression, et il semblerait que ce ne soit pas qu'une impression, que l'auteur de Humoresque n'ait pas spécialement été emballé par cette histoire, dont il faut bien dire que le meilleur est l'introduction, les quelques six minutes qui nous présentent la fuite de Lady Katherine: c'est, il est vrai, la jeune starlette Lucille Le Sueur, qui ne s'appelait pas encore Joan Crawford, qui interprète la jeune femme... L'aube d'un grand amour qui sacrifie tout le reste, forcément, a plus inspiré Borzage que le reste du scénario, divisé en 3 actes: d'une part, l'exposé de la situation présente par l'héroïne (Eleanor Boardman), et la présentation de chaque personnage; lorsque on voit pour la première fois le mari interprété par Creighton Hale avec son monocle, on ne peut que lui donner raison d'avoir envie de foutre le camp, honnêtement. Un deuxième acte voit l'arrivée de Lady Katherine et de Hughie, désormais aussi vieux que leur âge, et plus pittoresque que romantiques. Ils semblent diriger le film vers la grosse farce, et la conclusion qui semble devoir s'imposer est que l'amour ne vieillit pas bien... Jusqu'au coup de théâtre: apercevant les deux vieux amants enlacés tendrement après une dispute, la jeune femme tente le tout pour le tout. Le dernier acte voit l'insupportable mari jouer son va-tout, et casser la figure à son rival. Tant pis.

Le film, dont l’origine théâtrale (une pièce de Somerset Maugham) se voit à l’écran, ce qui est toujours embarrassant à l’époque du muet, n'avait pas grand chose pour intéresser l'auteur. Celui-ci a donc fait son travail, dans une certaine mesure (On sait que bien des films de la MGM à l'époque passaient par plusieurs mains, donc il faut être prudent), mais il n'a pas donné la pleine mesure de ses moyens à la MGM, contrairement à ce qui allait se passer à la Fox.

lazybones (1925)

Dans une petite ville de la campagne, Steve Tuttle (Buck Jones) est tellement fainéant qu'on lui a attribué un surnom, Lazybones, afin de ne jamais l'oublier. Sa maman (Edythe Chapman), qui le soutient, se désespère, mais il l'assume pleinement, ne trouvant rien à faire de plus grisant que de se prélasser au bord d'une rivière tumultueuse à taquiner le poisson d'une canne fort peu alerte. Il est amoureux d'Agnes (Jane Novak), mais il va de soi que la maman d'Agnes (Emily Fitzroy) désapprouverait totalement de voir sa fille flirter avec un tel bon à rien, mais elle est trop préoccupée de caser son autre fille avec un banquier plein d'avenir pour s'apercevoir de quoi que ce soit. Celle-ci, Ruth (Zasu pitts), a un problème: elle s'est mariée, en secret, par amour avec un marin, qui est décédé peu après, et elle a un enfant. Lorsqu'elle revient au pays, elle tente de se suicider. Steve la sauve, puis recueille son secret... et le bébé. Le reste du village qui ne l'aimait pas beaucoup se déchaine alors contre lui... et contre le bébé, une fille, qui grandira bien seule, et deviendra une belle jeune femme (Madge Bellamy)...

Ce film est donc la première réalisation de Frank Borzage pour la Fox. Buck Jones a déjà interprété un rôle similaire à ce Steve "Lazybones" Tuttle dans d'autres films, dont par exemple un beau long métrage de Ford qui était aussi son premier film Fox: Just Pals, en 1920. Le style de ces films est typique de ces petites histoires rurales Américaines, dont Griffith ou Henry King (Tol'able David) ont été un temps les chantres. Borzage va s'approprier ce matériel et en faire un très grand film, qui redistribue les cartes du mélodrame avec talent et souvent avec génie; totalement dans son élément, le cinéaste nous fait partager son émotion, sans aucune retenue...

Les péripéties du film sont héritées du mélodrame le plus pur, pourtant Borzage ne s'éloigne jamais totalement de la comédie, y compris lors de scènes dramatiques âpres et cruelles. Le stigmate social est la première cible du cinéaste, à travers ces voisins bien intentionnés qui ferment leur porte et leur coeur à la première occasion; bien sur, première visée, la maman de Ruth et Agnes, qui mène la méchanceté jusqu'à la folie; il ne peut nous échapper qu'elle a tout d'une sorcière de conte de fées, ce qui sied particulièrement à un film de Borzage. Mais au-delà de la dénonciation, il me semble que Steve Tuttle est le premier grand héros Borzagien, auquel il donne une série de traits qui reviendront, de film en film: marginal, il est vu et revu à travers ses pieds, inactifs et emmêlés l'un dans l'autre lorsqu'il se prélasse. Ce motif traverse le film et se substitue à Steve occasionnellement (une paire de chaussures neuves joue d'ailleurs un petit rôle humoristique à la fin du film). Sa position préférée, allongé contre un arbre, le suit jusque dans ses rêves, jusqu'à la guerre... La marge pour Steve, c'est un choix assumé et sans grand drame, comme le Chico de Seventh Heaven qui travaille dans les égouts mais vit près des étoiles, le Tim de Lucky Star qui est paralysé mais garde son envie de vivre, ou encore le Bill de A Man's Castle dont la clochardise devient un art de vivre... Leur position en marge leur confère une moralité et une capacité à donner lorsque cela a vraiment du sens, à d'autres: femmes ou enfants, Diane, Mary Tucker, Trina ou Kit...

Mais cet anti-héros va tout donner, et risquer sa vie pour une autre. Puis, il va recueillir la petite Kit, et l'élever avec sa mère, se mettant définitivement au ban de la société. Ironiquement, ces deux actions vont être passées sous silence, mais les gens vont le fêter pour un haut fait d'armes accompli par hasard, lorsqu'en pleine bataille il était resté planqué, devenant le seul soldat Américain à pouvoir sortir ses compagnons du pétrin. C'est que Steve a tout sacrifié, ne pouvant révéler le secret de Ruth à personne, pas à sa mère, pas même à la soeur de la jeune femme, pas même à Kit. Une scène très belle (Admirable Zasu Pitts, qui a semble-t-il utilisé la méthode Lillian Gish, et accentué sa maigreur cadavérique pour une scène d'agonie très effective: elle fait très peur) voit Ruth mourir dans les bras de Kit, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, mais trouve une prière appropriée pour celle dont elle ne saura jamais qu'elle était sa mère...

La transformation de Steve est surprenante de discrétion dans ce film, par opposition à ce qui se passe dans d'autres films. Le plongeon dans l'eau bien une renaissance, d'autant que « Lazybones » va y devenir un héros, mais aux seuls yeux de Ruth et du public. Ensuite, il va garder le secret, bravant les yeux de tous, et laisser Agnes partir; à la fin, la fête pour le "héros" est bien ironique, qui le voit s'éloigner pour calmer ses pieds meurtris dans l'eau froide pendant que les jeunes gens dansent. Ce dernier passage, qui voit Steve revenir de la guerre, légèrement transformé (Des cheveux blancs), et tomber amoureux de celle qui l'a élevé. Celle-ci l'a déjà remplacé par un jeune homme (Qui lui ressemble subtilement): la vie de Steve est déjà à son crépuscule... il est passé à coté comme il aime tant à laisser la rivière suivre son cours quand il pêche. Il lui fallait être fêté par tout le village pour s'en apercevoir.

Beau film sur une exclusion, qui nous montre un marginal dans toute son humanité, sa complexité, presque malgré lui. Pour Borzage, le jugement a priori est une saleté, et ses personnages sont face à leurs seuls actes; Steve Tuttle est un homme qui a fait le bien, mais il ne s'en vantera pas: bien qu'il ait tout perdu, à la fin (sauf sa maman, qui lui donne sa canne à pêche afin qu'il revienne à la case départ), bien que Kit soit partie avec un autre, et Agnes ait appris la vérité trop tard pour revenir en arrière, Steve donc continue comme si de rien n'était, à la fin de ce film qui nous a conté 25 ans de sa vie. Borzage a lui aussi beaucoup accompli avec ce film; le village qu'il nous montre est souvent réduit à ses allées poussiéreuses, à ses arrières cours et à ses champs. Peu d'intérieurs, et l'impression d'être resté en coulisse d'une petite localité ainsi stylisée. Ce sera la même chose avec la guerre, qui reste très schématique, et une fois n'est pas coutume, anecdotique: pas de gros bouleversement, contrairement à ce qui se passe dans tant d'autres films. Mais la façon dont Borzage mêle comédie et mélodrame, dont il filme de façon frontale le suicide de Ruth, dont il laisse ses acteurs donner le meilleur d'eux-mêmes dans l'expression de l'émotion n'ont aucune concurrence.

L'Heure suprême (7th heaven, 1927)

Chico (Charles Farrell) est égoutier, ce qui ne l'empêche nullement de viser plus haut: il se considère lui-même comme "un type remarquable", et aspire à devenir un nettoyeur de rues. Un jour, il se trouve à son travail, et intervient pour empêcher Nana (Gladys Brockwell) de tuer sa soeur Diane (Janet Gaynor): les deux femmes sont des prostituées, et la jeune soeur a empêché Nana d'escroquer des membres de leur famille, d'ou le désir de vengeance de celle-ci. Chico recueille la jeune femme, mais doit mentir en la faisant passer pour son épouse, afin d'éviter à Diane d'être arrêtée pour vagabondage. Ils cohabitent ainsi, jusqu'au jour ou sans crier gare Chico amène une robe de mariée pour Diane. Ayant enfin admis leur amour, les deux sont séparés par la guerre, qui emporte Chico. Mais ils ont convenu de se "retrouver" en esprit chaque jour à 11 heures...

A peu près en même temps que Murnau tournait Sunrise, donc, Frank Borzage tournait ce film qui allait durablement l'installer dans le peloton de tête des réalisateurs qui comptent, un film qui allait être un immense succès, totalement mérité, un de ces films exceptionnels tournés à la Fox durant les fabuleuses années de la fin du muet… Le film inaugurait un partenariat entre les acteurs Charles Farrell et Janet Gaynor, qui allaient du jour au lendemain devenir des stars pour le studio. Ce film splendide donne à voir l'amour éternel, intangible et insaisissable, à travers de petits moments anodins entre deux êtres, parle aussi de cette étonnante tendance à la marge des héros de Borzage, nous montre une héroïne-Cendrillon qui se prend en charge, et la transformation de deux êtres par l'amour absolu: il se consomme d'une traite, et est miraculeux, non seulement par son exceptionnelle réussite, mais aussi parce qu'il présente littéralement un miracle dans son intrigue.

Borzage situe tout son film en marge du monde, notamment par le choix des décors (Chambre de bonne, taudis, égouts, rue...). Il le fait avec un certain réalisme, mais on est dans un décor très stylisé. S'il ne va pas aussi loin que Murnau dans Sunrise, le monde qui apparait devant la caméra d'Ernest palmer possède une patine, une patte des plus originales, et qui aura finalement autant d'influence sur les films Fox à venir que Sunrise.

Le septième ciel du titre Anglais est donc le septième étage, juste sous les toits, ou habite Chico. La séquence de l'escalier, qui voit les deux acteurs monter les étages un à un, par un escalier en colimaçon tortueux et mal éclairé. La prouesse technique (une grue a été utilisée pour accomplir le plan d'élévation) se complète d'une prouesse de timing: le plan est en temps réel, et ne montre rien d'autre qu'un homme sur de lui qui amène une jeune femme un peu inquiète mais obligée de le suivre dans un escalier: et ça prend quelques minutes... le but n'est pas de prétendre au réalisme ou de ne pas tricher, mais de donner à un acte symbolique toute sa portée. D'ailleurs, tout le film est empreint de ce décalage d'avec la vérité, par le biais des décors donc et de personnages simplifiés. Visuellement, film est d'une grande force, et le choix de donner un cadre factice donne plus de force à ses deux personnages principaux, parce qu'avec Farrell et Gaynor, on n'est pas devant une amourette de convention. Charles Farrell, grand, beau gosse, au visage qui respire la naïveté, il représente un peu la quadrature du cercle de l'idéal cinématographique masculin: à la fois costaud, et fragile jusqu'à pouvoir sangloter sans être ridicule. Janet Gaynor incarne intelligemment l'éternel féminin, elle est à la fois jalouse de sa dignité, et désireuse d'avancer dans sa relation avec Chico. Avec douceur, elle pousse le grand dadais à admettre qu'il l'aime, et sait se satisfaire d'un pis-aller lorsque celui-ci passe par une formule un peu spécifique (Chico - Diane - Heaven).

Le film donne tellement de place au couple formé par Diane et Chico que la guerre en est presque exclue, devenant une image mentale, ou un intrusion désagréable d’un corps étranger… et le cinéaste de prôner l’élévation, physique, au septième étage et sur les toits, mais aussi au-dessus de tout ça… et donc le film donne à voir un miracle, dans un crescendo émotionnel qui fait tout le sel de son final. Cyniques s’abstenir, ici, il faut se laisser emporter par les sentiments.

Lire la chronique de DVDClassik

L'ange de la rue (street angel, 1928)

L’intrigue nous conte les aventures d’un couple : Gino (Charles Farrell), un homme-enfant, peintre visionnaire, et Angela (Janet Gaynor), une jeune femme orpheline, prématurément vieillie par les vicissitudes de la vie : sa mère est morte parce qu’elle a été arrêtée le jour ou elle tentait de trouver l’argent pour la soigner en se prostituant. Ils se rencontrent en terrain neutre : le cirque avec lequel elle a mis du champ entre elle et la police, mais à la suite d’un accident, Gino prend l’initiative de ramener Angela à Naples, une ville dont il ignore qu’elle a une relation avec le passé trouble de sa bien-aimée.

Réalisé après Seventh Heaven, dont il approfondit le style dans la direction montrée par le Sunrise de Murnau, interprété par les mêmes acteurs et réalisé par la même équipe, Street Angel a eu un succès exceptionnel, le plus important pour la carrière muette de son réalisateur, et l’un des plus gros succès de la (Première) Fox.
Le film commence à Naples(Reconstruit au studio), et au gré des déplacements du cirque, on voyage un peu avant d’y revenir mais la ville y est vue de deux points de vue fort différents. La mise en scène, d’ailleurs, va souvent dans ce sens : les deux amoureux eux-mêmes vont dans des directions opposées ; le thème de l’élévation, toujours apparentée au cheminement spirituel des personnages, est repris ici, mais en soulignant la différence de taille, il est vrai spectaculaire, entre les deux acteurs : Farrell vise les étoiles, le bonheur, le ciel, la lumière et pousse le couple vers le haut. Elle campe, les pieds sur terre, la tête sur les épaules, et elle est celle qui revient constamment à la réalité: en tant qu’artiste, elle monte sur des échasses, mais là encore les échasses seront vues non comme un moyen d’élévation, mais plutôt comme une façon de garder le contact avec le sol, la caméra nous révélant les échasses d’abord, avant de nous faire comprendre que c’est Angela qui y est juchée. Et d’ailleurs, du haut des échasses, elle peut voir les gendarmes, et elle tombe… De fait elle est quelqu’un de foncièrement terre-à-terre, pas au sens négatif du terme, mais au sens réaliste : elle sait que son destin, qui la lie à Naples, l’amènera en prison tôt ou tard.

De son coté, Gino est celui dont le but est d’enluminer le plus haut des murs de sa peinture, et de prendre la jeune femme dans ses bras pour la soutenir. Découvrir la vérité, de la bouche d’une prostituée (Natalie Kingston), devient une descente aux enfers. Un moment-clé de la fin du film se situera dans une église : la tentation de personnaliser la religion une fois de plus l’emporte chez le cinéaste.

Borzage confirme et renforce encore son style, avec des plans-séquences splendides: Janet Gaynor, dans les rues de Naples, est en territoire connu, et salue tous et toutes, retrouve son chemin. La caméra est assez distante et nous permet d’appréhender sans effort l’ensemble du parcours. Farrell, quelques minutes plus tard, cherche sa bien-aimée, ne la trouve pas. La caméra est en pleine rue, derrière lui, et le suit dedans des pérégrinations qui mettent en valeur son sentiment d’être perdu. Il ne reconnait ni les gens qui l’entourent, qui se transforment petit à petit en ombres, ni les lieux. A la fin de la séquence, dos à un mur blanc, il est seul dans le champ, vide, et assiste au ballet des gens qui ne sont pour nous que des ombres qui passent. Quelle maitrise dans les plans-séquences, et quel bonheur visuel dans ce film.

Borzage continue à traiter de l'amour absolu, et son travail auprès des acteurs est remarquable. Gaynor joue la carte de l'impulsivité, de la colère, avec un brio phénoménal. L'éventail de son jeu tel qu'il apparait dans le film est d'autant plus impressionnant que tous ces changements n'affectent en rien la cohérence de son personnage. A Farrell, Borzage donne une fois de plus le rôle de l'optimiste naïf. Il ressent les choses, et a besoin de sa muse. L'épisode qui le voit incapable de peindre une fresque, parce qu'il a perdu la femme de sa vie, nous le montre immobile, de dos, sur un échafaudage: coincé entre deux mondes. Il a besoin d'elle pour accomplir, créer, travailler donc: c'est lui qui accomplit le travail sur Angela, par un étrange ballet lié au tableau: celui-ci va dire une vérité sur la jeune femme, malgré elle et malgré le peintre. Le travail d'escrocs sur le tableau va devenir une représentation de sa personne une fois que la jeune femme aura purgé sa peine.

Le titre fait allusion, dans la bouche peu sainte de la prostituée Lisetta, à la prostitution. Elle utilise le terme pour se désigner elle-même. Le mot Angel revient aussi chez Angela, lorsqu'elle déplore le départ du tableau que Gino vient de vendre; elle dit, à juste titre, que c'était un peu leur "ange gardien". Mais Gino, bien sur, est l'ange d'Angela, celui qui la sortira définitivement de son destin, et celui qui saura voir la vraie sainte qui est en elle. Enfin, Angela elle-même ne s'appelle pas ainsi pour rien... Film majeur de la fin du muet et de son auteur, Street Angel est un autre chef d'oeuvre de Frank Borzage.

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La femme au corbeau (the river, 1928)

Allen John Pender (Charles Farrell), un jeune voyageur, s'est arrêté sur une ville minière du nord de la Californie. Il se lie d'amitié avec un sourd-muet, Sam (Ivan Linow). Un ami de celui-ci est tué par le contremaître Marsdon (Alfred Sabato), qui l'avait vu tourner autour de sa petite amie Rosalee (Mary Duncan). Au moment de partir en prison, il confie à celle-ci son corbeau, qui va veiller sur la jeune femme... ici, le film tel qu'on le voit aujourd'hui commence. Rosalee et Allen john se rencontrent à la faveur d'une baignade. Le jeune homme se prépare à abandonner sa péniche, et prendre un train pour aller passer l'hiver ailleurs, mais il en est empêché, pris dans sa conversation avec Rosalee. celle-ci s'amuse beaucoup de refaire le coup au jeune homme dont elle cherche bien vite la compagnie. La séduction devient de plus en plus brûlante entre les deux, surtout de la part de Rosalee...

Ce film de Frank Borzage va dans une direction différente des deux précédents films avec Charles Farrell: d'une part, pas de Janet Gaynor ici, l'actrice qui incarne le premier rôle féminin est Mary Duncan, d'un tout autre genre... Sinon, le symbolisme et la stylisation du décor et du travail de caméra disparaissent au profit d'un travail plus réaliste. Pourtant, ces cabanes dans les montagnes, cette rivière, tout ça provient bien des studios de la Fox... Le chef-opérateur Ernest Palmer, collaborateur déjà sur les deux classiques précédents du metteur en scène, est malgré tout toujours de la partie. Le film est resté dans les placards assez longtemps, dans le but d'y ajouter des séquences parlantes et malgré ces additions, le film était sans doute encore trop muet pour le public. Vu en Europe sous le titre de La Femme au corbeau,, le film est ensuite entré dans l'histoire alors que toutes ses copies disparaissaient. Des fragments, des bobines et des chutes ont survécu, ainsi que des éléments de la bande-son (pas de dialogues). La reconstruction a eu lieu en plusieurs temps, dirigée par Hervé Dumont.

Il reste donc les cinq huitièmes d'un film, dont on n'a ni l'exposition, ni l'ensemble de l'évolution des personnages, ni le dénouement. Pourtant le film se voit et se revoit sans problème, et fascine : tout le film tel qu'il existe est centré sur la séduction, lyrique, frontale et érotique, d'Allen John par Rosalee. Non que le jeune homme ne fasse rien, mais ses tentatives sont marquées par une certaine gaucherie, il est entendu que des deux, il est celui qui est vierge. Aucune impression salace, pourtant, c'est un rapprochement qui apparait nécessaire, et même si Rosalee au début veut sans doute s'amuser un peu avec celui qu'elle a vu nu (dans une séquence qui joue avec la promiscuité, de façon troublante), elle finira par l'aimer, tout autant que lui l'aime. Les minutes retrouvées en Suède sont fascinantes par leur franchise, et tout ce qui était allusion dans le film tel qu'on le connaissait auparavant devient maintenant d'une sublime impudeur: Rosalee manipule Allen John afin qu'il la touche, et leur embrasement est d'une sensualité fabuleuse. Leur rencontre amène les deux êtres à se chercher, même à se battre, surveillés par l'omniprésence d'un corbeau dont l'ombre finit par prendre tellement de place que Rosalee tente de le tuer... Marsdon, le prisonnier qui emprisonne sa petite amie dans une cage virtuelle, n'est jamais très loin.

Cette rencontre, qui commence lors d'une baignade, culmine dans des scènes ou Allen John, désireux de s'imposer à Rosalee, fait montre de sa force physique, et va trop loin: frigorifié, il s'évanouit, et est retrouvé le lendemain à l'article de la mort par Sam. Celui-ci ramène le jeune homme à Rosalee, et le reste est dans les histoires du cinéma: le jeune femme le déshabille sans hésitation, et s'allonge sur lui pour le faire revenir à la vie. Et ça marche... La puissance des deux acteurs est évidemment une source de réussite ici, Farrell face à Mary Duncan, dont l'érotisme franc est pour le moins bien éloigné du style de Janet Gaynor, joue à merveille la fragilité, ce mélange de déraison et de force mal contrôlée qui manque de perdre son personnage.

Il n'empêche, l'une des grandes originalités de ce film hors-normes, c'est de reposer sur une situation érotique inversée: les baignades prétextes à nudité d'actrices sont légion dans l'histoire du cinéma. Mais ici, la première séquence complète du film, la fameuse scène de baignade, permet de montrer de quelle façon Borzage évite les pièges de la concupiscence, en commençant par exposer l'acteur et non la jeune femme.

Ainsi réduit, le film nous apparait malgré tout glorieux et inépuisable. Ce n'est pourtant pas la Vénus de Milo: si on peut un jour le compléter avec ce qui manque, on se jettera sur le résultat avec gourmandise, et si c'est un film dont les séquences ajoutées sont moindres, on se réjouira de retrouver la cohésion des intentions de Borzage. Que la transformation, la sublimation d'Allen John par Rosalee et son contraire soient enfin révélés à leur juste mesure, et qu'on puisse remplacer ces séquences bouillonnantes de vie dans un écrin restauré.

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L'isolé (Lucky Star, 1929)

Tim Osborn(Charles Farrell) revient de la guerre avec les jambes paralysées, et il se lie d'amitié avec une jeune fille, Mary Tucker(Janet Gaynor), qui est la seule à lui rendre visite; il s'amuse à la changer, lui apprend à se mettre en valeur, à mieux se tenir. La sympathie entre les deux tourne vite à l'amour, mais la mère qui est méfiante de Tim (Un éclopé, dit-elle) lui préfère l'uniforme de Wrenn (Guinn Williams), un bon à rien qui prétend vouloir la main de Mary, mais qui a d'autres idées en tête. Il faudrait que Tim réussisse à trouver un moyen de renverser la situation...

Quitter le muet: aujourd'hui, on a une idée tellement simple de cette période, qu'on oublie qu'il a été long pour le muet de mourir. Il y a eu un "interrègne", pour reprendre le mot de Michel Chion, entre le muet et le parlant. Borzage a donc tourné avec Lucky star un film parlant, dont comme souvent à l'époque une version muette a été établie. Il ne reste de toute façon rien de la version parlante.

L'intrigue de ce nouveau film s'inspire de nouveau, après The river, du romancier Tristram Tupper, dont on reconnait l'univers rural et le coté "Amérique de toujours", si bien incarné par le village de rondins du film précédent, et les maisons de bois dans un décor tout en collines et en vagues de ce film. On reconnait dans le décor la singulière touche Fox : Harry Oliver mais a créé un village très remarquable, par l'enchevêtrement de chemins, de collines, de ponts et de barrières. On y a froid et il y neige merveilleusement. Le même décor semble être utilisé pour figurer le front, lors des séquences de guerre, toujours aussi stylisées chez Borzage.

La guerre, comme toujours, joue les trouble-fêtes, l'incorporation de Tim est la fin d'un monde, et arrête nette l'ascension de Tim Osborn, dont le travail était de vérifier les lignes télégraphiques et téléphoniques: à ce titre, on le voit faire l'ascension d'n poteau, et rester là-haut. Toujours cette irrésistible attraction du ciel chez les héros Borzagiens. Cette fois, pourtant, c'est Charles Farrell qui va être cloué au sol par le biais de sa paralysie. Mais la guerre aura d'autres conséquences pour un autre personnage: Wrenn, qui est sergent durant les hostilités, va profiter de son uniforme, et propager des mensonges sur sa réussite. Du ciel vers le sol, Tim s'adapte très bien à son sort, et bricole des objets pour l'aider dans sa vie quotidienne. Il semble ne regretter que sa solitude, mais d'une certaine façon cette acceptation est une mauvaise idée. Il lui faudra une vraie motivation, à travers l'amour de Mary, pour tenter de remarcher... On retrouve Cendrillon, ici, avec la complicité grandissante entre la souillon Mary Tucker, encore un rôle superbe pour Janet Gaynor, et la "bonne fée" interprété par Tim, qui lui apprend à se moucher, l'encourage à bien se tenir, et lui apprend l'hygiène, tout en révélant sa beauté. Cendrillon est prête à aller au bal (avec des chaussures neuves, mises en valeur par un intertitre), mais elle en revient avec Wrenn, en prince charmant autoproclamé... La métamorphose orchestrée sur Mary ne suffit pas à Tim, il s'en rend compte, et il va lui falloir admettre qu'il lui est nécessaire de changer lui aussi, s'il veut la sauver, et aussi la mériter.

La mise en scène de ce film se caractérise d'une part par une utilisation exceptionnelle de l'espace, ces décors dont il était question plus haut. Cela nous permet des scènes comme celle du bain: Tim découvre alors qu’il s’apprête à donner un bain à la jeune femme qu’elle n’est plus une enfant. Il l’envoie à la rivière, jette un regard alors qu’elle se déshabille au loin, puis gêné regarde ailleurs. C'est tout un univers esthétiquement superbe, qui renvoie notamment à l’héritage de l’expressionisme avec la perspective faussée.

La météo et la lumière sont aussi utilisées de façon intéressante: Le film commence sur un matin, et se clôt dans une lumière vespérale renforcée par la neige. Celle-ci accompagne le miracle du film, en même temps que le blanc omniprésent accentue la luminosité du cadre. Miracle, donc: Tim se bat contre sa paralysie, à l'écart du monde, et la vaincra en une seule nuit afin d'empêcher Wrenn de lui voler Mary, pour laquelle il est décidé à se battre, après avoir réalisé lors d'une très belle scène son amour pour elle: elle a acheté une belle robe, et vient la lui montrer, et elle le remercie pour tout, en l'enlaçant. Le regard de Farrell dira tout ce qu'il y a à dire. Le « miracle » à beau être moins spectaculaire que celui de Seventh Heaven, il n'en est pas moins à la base d'une scène magnifique, durant laquelle Tim se traine vers le village, puis marche et enfin, se bat contre Wrenn, triomphant de son infirmité. Le miracle ici est important d'autant plus que c'est une fois de plus l'accomplissement d'un homme, Tim Osborn.

Miracle, Cendrillon, l'amour fou qui donne tous les pouvoirs, promiscuité tendre, un univers d'Amérique profonde qui sied bien à la simplicité des personnages: aucun doute, on est chez Borzage, pour un dernier film muet en forme de bouquet final. Un autre miracle, c'est finalement que ce film longtemps cru perdu ait survécu…

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Borzage à travers ses films - Partie 2 : le temps du parlant

Par François Massarelli - le 18 mars 2013