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Portraits

albert brooks à travers ses films

« I've always felt like I work in a small little area that doesn't represent anything like the rest of society. »

Des jeunes cinéphiles européens, Albert Brooks est probablement principalement connu comme le charismatique bad guy de Drive. Albert Einstein de son vrai nom était avant ce coup d’éclat à contre-emploi pour le public d’outre-Atlantique un visage plus familier du "Juif névrosé", au temps où ce type de comique n’avait pas été remplacé par la judéité cool à la Seth Rogen ou Jonah Hill. En marge d’une respectable carrière d’acteur, Albert Brooks est aussi metteur en scène de certains de ses rôles. Moins connue que celle des autres Brooks (Mel, James L.), son œuvre est encore en attente de réhabilitation. Si la modestie de l’œuvre et le refus de bien des titres à prétendre au grand film pouvaient faire paraître cette affirmation incongrue, un chef-d’œuvre aussi négligé que Modern Romance suffirait à lui-seul à la justifier.

On le décrit parfois comme un Woody Allen West Coast, pratiquant l’autofiction dans le Los Angeles aisé où il évolue professionnellement et sentimentalement. Il se distinguerait de Woody sur au moins trois points. Si le binoclard new-yorkais, tout en avouant ses faiblesses, réussit toujours à charmer l’air de rien son public, Brooks pratique une autocritique autrement plus dépréciative - unapolegetic selon un noble terme anglais. Là où l’éclectisme d’Allen couvre un registre allant de la pochade au drame de chambre bergmanien, Brooks s’en tient, lui, à un compte-rendu sec et "fidèle" de son quotidien, qu’il tire légèrement vers l’exagération (la caméra subjective de Real Life, la hoboïsation du couple de Lost In America) ou le fantastique (Defending Your Life, The Muse). Il s’avère en outre posséder une conscience politique plus aigüe que son confrère, la plupart de ses films, sinon tous, gravitant autour de la question du privilège, de la violence de classe, de la contradiction entre idéaux américains et réalité sociale du pays. Plutôt lâches selon les tenants de l’écriture reine, ses scénarios, écrits en duo avec Monica Johnson (aucuns d’eux ne jouent le point de vue masculin contre le féminin ou vice-versa), consistent généralement en une suite de séquences observatrices, repoussant souvent les limites de l’hyper-réalisme, où Brooks dissèque, sous un angle proche de la sitcom, son narcissisme, son insécurité, ou au verso la douce hystérie passive-agressive qui agite des compagnes se ressemblant de troublante manière.

Réputé comme un virtuose de « l’humour subtil », on parlerait plus volontiers d’humour douloureux, au sens où il n’épargnerait personne et n’hésite pas à plonger son public dans la gêne face à des moments d’embarras. Loin cependant de poser en petit maître de la cruauté à la Solondz (qui rejouera un argument proche de Real Life dans son aigre Storytelling), le cinéaste laisse une place à la douceur, se distingue aussi par un fort sens de l’empathie à l’égard de ceux pour qui le culte de la réussite ne va de loin pas de soi. Si par ce curieux terme de "cinéma adulte" il fallait entendre des œuvres où notre identification se trouve mise au défi par des personnages juste trop imparfaits, égocentriques ou autodestructeurs pour pleinement abonder dans le sens de tout ce qu’ils disent et font à l’écran, Brooks serait définitivement un tenant de ce cinéma-là. Cela est d’autant plus précieux que, hors monde des séries (son univers rappelle plus le meilleur de la comédie HBO que quoi que ce soit d’américain récemment distribué en salles - Apatow compris), cette ambition se fait rare.

Real Life (1979)

Brooks a fait ses premières armes à la télévision (on lui doit plusieurs sketchs au Saturday Night Live dont une rencontre entre Richard Pryor et Gil Scott-Heron), l’ingérence cathodique sera la première cible de sa satire. Albert Brooks dans son propre rôle, muni de son ETTINAUER 2-26-S-L, une caméra « révolutionnaire » permettant en s’en munissant tel un casque de filmer son environnement à la première personne, part documenter le quotidien d’une famille de Phoenix, les Yeager, sur le modèle de l’émission alors populaire An American Family. Lui qui se targue d’une approche « scientifique » et non-interventionniste s’avère poussif, démagogue, narcissique, entraînant pas moins qu’un incendie, un béguin mal placé de l’épouse, la mise au péril d’une réputation professionnelle (en filmant la mort d’un cheval "causée" par le père vétérinaire). Tout en prônant le culte de l’ordinaire, le metteur en scène et son équipe technique au look digne d’une saga de S-F interfèrent à tous moments dans la vie courante de leurs cobayes, jusqu’à les plonger dans un état d’apathie quand ils réalisent être à leur insu le promontoire d’une petite star en quête d’adulation.

Brooks s’inspire ici d’une expérience télévisuelle ayant mal tourné dans les années 70, liguant les membres d’une famille "ordinaire" les uns contre les autres par intrusion dans leur vie privée. Autant dire que la satire passe facilement comme "prophétique" des dérives médiatiques faisant le lit depuis des années de la téléréalité. Le comique de Brooks travaille le même matériau de vie commune que la TV voyeuriste, mais en le poussant par exagération, extension des séquences, vers le burlesque et la parodie. De l’ordinaire, le film dérive vers un extraordinaire, un merveilleux, qui rehausse le quotidien tout en rabaissant les prétentions. La bassesse n’est plus du côté de l’intelligentsia nucléaire d’Arizona, traitée comme de braves ploucs par une équipe TV, mais du côté de celle-ci, incapable de s’interroger sur ses buts et méthodes, aveugle à sa vanité, sa méchanceté, sa bêtise structurelles. Le behaviorisme et l’anthropologie sont reconduits à leur pratique universitaire d’origine, laissant les voyeurs patentés seuls à leur incompétence. Les "petites gens" ne sont jamais qu’une invention de grands cons. Real Life entame l’œuvre de Brooks en révélant ce que serait la mauvaise version des films à venir, eux aussi basés sur l’observation, soit le voyeurisme en lieu et place de l’empathie, le mépris plutôt que l’affection. En se projetant dans un metteur en scène désastreux, Brooks exorcise les défauts qu’il n’arborera pas, les ornières que lui évitera soigneusement.

Modern Romance (1981)

Tout commence quand Robert (Brooks) quitte Mary (Kathryn Harrold) au restaurant... au motif de trop l’aimer. Passé une fin de soirée sous Quaalludes pour encaisser le chagrin (mauvaise idée), un gavage en vitamines C et magnésium, l’achat d’un nouvel outfit de jogging ruineux, un rencard foireux, Robert réalise combien son ex compte à ses yeux. Mary est une chouette fille - comprendre que cette beauté physiquement très au-dessus de la moyenne manque juste assez de confiance en elle pour être abordable par un type comme Robert. Il entreprend tout son possible pour la reconquérir - quitte à l’espionner en passant deux, trois fois devant sa maison, la harceler sur son lieu de travail, éplucher ses factures téléphoniques. Bien qu’étouffée par l’insécurité de son partenaire, Mary est aussi flattée et consent à se remettre en couple, acceptant jusqu’à une demande en mariage faite pour esquiver des réponses embarrassantes. Un carton nous prévient qu’ils divorceront dans quelques mois.

C’est avec Modern Romance, échec cuisant à sa sortie, qu'Albert Brooks atteint l’apogée d’une méthode où l’inconfort devant les faits et propos du personnage est accentuée par l’absence de surplomb. La fragilité de Robert n’est pas feinte. L’enregistrement en quasi-temps réel de ses actions, où nous n’avons aucun coup d’avance sur lui et qu’il ne voit souvent lui-même pas venir tant il rationalise et s’illusionne à leur propos, bloque le jugement lapidaire - alors même que leur illégitimité finale ne fait, elle, pas l’ombre d’un doute. Comme le montrait une affiche pour le moins hideuse et qui n’annonce pas la frappante beauté du film, Modern Romance est un roller-coaster, un numéro d’équilibriste où l’insécurité, la dépendance affective, la maladresse, font des dégâts disproportionnés dans l’environnement rangé du L.A des célébrités et de leur entourage. C’est bien simple, on croit voir avec vingt ans d’avance un épisode de Curb Your Enthusiasm. Son frère Bob Einstein, habitué de la série, joue ici un vendeur en équipements sportifs pas scrupuleux pour un sou de profiter de la phase de déni d’un autre mec sortant d’une longue relation dysfonctionnelle. Son meilleur ami Richard Lewis y tiendra de même un rôle récurrent. Bref, Brooks convoque le même relativement restreint groupe des humoristes juifs à Los Angeles que Larry David. Modern Romance tient pareillement, en plus polémique encore, un propos sur le mirage hollywoodien : Robert, monteur de son métier, faisant de son mieux pour améliorer des produits de consommation de masse type space opera vaguement minables, vit (au sens salarial autant qu’existentiel) dans l’usine à rêves. Mary, devant les "preuves" encombrantes de son amour lui demande s’il s’agit de « movie love » ou d’attachement véritable. La plupart de ses invasions de sa sphère privée passeraient dans un classique hollywoodien pour de l’esprit chevaleresque, la nuit en cabane dans la lignée de The Awful Truth ou It Happened One Night tourne quant à elle au désastre... Brooks nous interroge ici sur l’imaginaire de la romance induit par le cinéma américain, les attentes sentimentales irréalistes qu’il produit, la violence faite aux femmes qu’il dissimule. En montrant l’envers du décor, Brooks n’accuse rien de moins que le cinéma de son pays d’être un barrage de première importance à l’épanouissement personnel.

On perdrait du temps à énumérer les moments forts de Modern Romance (chaque scène semblant enfoncer la précédente, du téléphone quaaludé à des amis en pleine nuit, à l’inattention excédée et paniquée que Brooks porte à l’anecdote de George Kennedy dans son propre rôle en soirée, obsédé par l’idée que sa copine le trompera à ce moment après un rail de coke). On ouvrait au sujet de Barcelona le passionnant dossier des films ayant inspiré à Stanley Kubrick son dernier chef-d’œuvre. A la sortie de Modern Romance, four absolu (c’est une règle : les films sur l’insécurité masculine ne marchent jamais commercialement), Brooks, vivotant déprimé chez lui, reçoit un coup de fil. Kubrick, au bout de la ligne, n’a qu’une question : « How did you do that ? », lui avouant vouloir depuis des années réaliser un film sur la jalousie et n’y être pas encore parvenu. Ce sera le début d’une... courte amitié, qui se rompra quand Brooks se moquera de ses conseils à la lecture du scénario de Lost in America. Qui déjà réalisait de si beaux films sur l’autodestruction ?

Lost in America (1985)

David (Albert Brooks) et Linda (Julie Hagerty) sont un couple en phase d’ascension sociale en Californie (on discute nouvelle propriété et Mercedes cuir en supplément). Mais tout n’est pas rose, loin de là. Elle a stagné dans le même bureau peu lumineux, même si décemment rémunéré ; il attend depuis huit ans la promotion qui le verra accéder à la vice-présidence à force de persévérance, loyaux service et déjeuners avec le patron. Le jour de la promotion tant attendue, il apprend son transfert en lieu et place à New York. La réaction ne se fait pas attendre : crise de nerfs en plein bureau, départ-licenciement (pour lui c’est la même chose). David et Linda décident, d’un commun accord surtout espéré de lui, de vendre leurs biens et sillonner pour quelques années les routes américaines, « just like in Easy Riders » ne cessent-t-ils de répéter. Il est important, comme le note Roger Ebert, de remarquer que la crise ne provient pas d’un licenciement, d’un traitement brutal ou abusif, mais d’une frustration, une espérance déçue teintée de narcissisme. David et Linda sont peu préparés au grand départ : le premier soir de leur virée à Vegas, prise par l’euphorie du jeu, Linda flambe toute leur fortune, les laissant ruinés à l’orée même de l’aventure. Leur couple est mis à l’épreuve, de déconvenues en jobs qu’ils estiment dégradants, ils perdent courage et repartent pour New York, où David accepte l’offre faite quelques mois auparavant... pour un salaire de 31% réduit. Emettons l’hypothèse qu’il existerait deux sortes de films : ceux où l’argent n’existe pas et ceux où il existe. Ce sont les seconds qui nous intéressent.

Brooks prolonge ici son attaque en règle contre une certaine mythologie hollywoodienne (fût-ce celle de sa marge quand elle existait), signant une satire impitoyable des ratés de la course thoraldienne hors de la vie civile, sans forcer le trait de la caricature facile "citadins vs rednecks" ou tomber dans le sociologisme de bas étage (un flic en uniforme s’avère la personne la plus réceptive à leur tirade rituelle sur le road-movie de Dennis Hopper). Le tort de David et Linda est moins leur compréhensible désir de liberté que leur incapacité, par habitus (afficher son dernier salaire au modeste office du chômage d’un patelin quelconque), ou aveuglement sur leur privilège (commencer leur périple dans le saint des saints du capitalisme au Nevada) de réaliser celui-ci. A nouveau, Brooks excelle dans les confrontations inconfortables : ne pas réaliser le sérieux de son patron et feindre que votre non-promotion est une blague, supplier un gérant de casino de vous rendre la somme perdue (selon un argument publicitaire pas si idiot quoique inopérant), exaspérer votre compagne par une impassibilité désespérante en lieu et place de la furie redoutée, se retrouver à écoper la liste des petits emplois qui au vu de votre CV « ne peuvent pas vous intéresser »... Pas une once de mépris pourtant. L’hyper-sensibilité de Brooks lui évite en toutes circonstances de passer pour un simple geignard, la bourde maladive de son épouse n’est pas dans sa logique interne sans une certaine conséquence (on recommence à zéro ou on ne le fait pas). Se confrontant aux grands paysages, sa mise en scène prend de l’ampleur, de l’aisance dans ses mouvements d’appareil captant des scènes étirées, tendant moins au vertige que dans ses précédents faits d’armes, plus vers un apaisement dont sont encore privés les personnages. Avec Lost in America, Brooks confirme un regard singulier, tendre et acerbe, sur les dérapages du rêve américain.

Defending Your Life (1991)

Fraîchement installé au volant de sa nouvelle BMW, Daniel Miller (Brooks) heurte une jeep et trépasse. Il se retrouve dans un purgatoire ressemblant à s’y méprendre à une cité floridienne à l’intention de pensionnaires du 3ème âge. Outre les nombreuses activités et divertissements qui y sont proposés, il est sommé de s’y présenter tous les jours à un tribunal qui décidera s’il est nécessaire de le renvoyer en séjour sur Terre dans une réincarnation ou s’il peut l’autoriser à partir vers les délices de l’après-vie. Daniel en est à sa neuvième vie ce qui, sans être brillant, n’est pas encore problématique. Brooks étant qui il est, son jury n’est pas très catholique. Ce qui est en jeu ici, plus que la bonne conduite, serait son courage, la vie de Daniel étant passée en revue pour en traquer les moments déficients (mauvais placement financiers, soumission illégitime, timidité sentimentale). Il fait sur les lieux la connaissance d’une autre examinée (Meryl Streep) dont la témérité n’a d’égal que sa couardise.

Avec Defending Your Life Brooks s’essaye pour la première et plus conséquente fois (il ne le fera plus dans The Muse de façon aussi marquée) à un argument fantastique. Autant l’annoncer d’emblée, ce n’est pas une franche réussite. Le film navigue à l’œil entre spectacle familial et production adulte, mêlant deux registres tombés l’un et l’autre sous cette forme en désuétude, sans atteindre la portée de conte philosophique à laquelle il vise. Il ne faudrait cependant pas trop charger la barque, ne serait-ce que pour la justesse du jeu (Meryl Streep au moins affecté qu’elle ne peut l’être) et une idée visuelle éloquente - le "grand écran" rejouant des instants traumatiques de la vie d’un observé, métaphore évidente de l’œuvre du metteur en scène, tout aussi efficace sur le mode du « et si moi ? » pour le spectateur. En s’en tenant à des défaillances compréhensibles par tous, Brooks invite son public dans une séance introspective appelant à une certaine douceur indulgente. Il s’agirait surtout de ne pas répéter les mêmes erreurs... dans un univers fictif où, contrairement au nôtre, il ne serait jamais vraiment trop tard.

Mother (1996)

Au vu du méticuleux soin apporté à touiller dans ses relations dysfonctionnelles à l’autre sexe, il était en quelque sorte logique que Brooks en vienne à consacrer un film à la plus importante d’entre elles. John Henderson (Brooks), écrivain de science-fiction en mal d’inspiration (la crampe de l’écrivain est une récurrente de ses scénarios 90’s), deux fois divorcé, incapable d’une vie de couple stable, en incessante thérapie, en vient à questionner l’influence de sa mère distante et acariâtre (Debbie Reynolds) sur son échec chronique. Elle qui tolère son frère Josh (Rob Morrow), un agent à succès très entiché de sa maman, semble lui vouer un placide mépris en revanche. John trouve la solution à ce problème... emménager avec sa mère et trouver pourquoi elle le déteste tant !

La réussite comique de Mother tient d’abord à sa charité envers le personnage - dont le projet ne s’avèrera pas si farfelu puisqu’il découvrira bien en dernière analyse pour sa mère la raison de sa difficulté à approuver son fils. Elle découle en outre d’un sens du détail haussant au burlesque des incidents ordinaires (type conversations sur les habitudes alimentaires, désaccords au supermarché, indiscrétions en présence de presque inconnus). En étalant au grand jour ses idiosyncrasies familiales confinant au cliché (la "mère juive"), le film touche paradoxalement à une forme d’universel sur l’acceptation de l’autre, sa recherche quasi maladive, les rancœurs au sein d’une fratrie qui peuvent en découler. L’ensemble demeure dans une certaine mesure contrit, ne dépassant guère l’enjeu d’estime de soi que situations et confrontations rejouent. On peut aussi louer ce souci de ne pas en faire trop, de s’en tenir à une forme minimale de comédie au service d’une émotion simple et décemment servie. Mother est un film décent, d’un cinéaste justement engagé à réinjecter un peu de décence dans le monde impitoyable de la comédie d’observation. A ceux pour qui ce pari ne serait qu’un autre nom de la maigreur : à voir tout de même pour Lisa Kudrow et une reprise exceptionnelle (Simon & Garfunkel bloquant habituellement les droits) de Mrs Robinson.

The Muse (1999)

« Being a screenwriter in Hollywood is a lot like being an ennuque in an egyptian orgy. The only difference is the ennuque gets to watch and I’m not even invited to the set. » Ce mot d’esprit de son double lorsqu’il reçoit en ouverture un fictif Humanitarian Award dit assez ce que Brooks pense de l’industrie dans laquelle il évolue et de ses raisons d’y mener autant que faire se peut ses propres projets. La semaine avait pourtant bien commencé pour Steven Phillips : marié à Andie McDowell, père de deux adorables filles, scénariste bénéficiaire d’une distinction intègre (la seconde de sa carrière)... Il se retrouve pourtant mis à la porte de son bureau à la Paramount le lendemain par un exécutif. Le milieu s’est passé le mot : Steven n’a plus la niaque (« lost his edge »), il est devenu un ringard. Dépité, il se tourne vers Jack (Jeff Bridges), un vieil ami dans sa cinquantaine lui aussi, à qui en revanche tout réussit. Le prenant en pitié, Jack lui fournit le secret de sa réussite : elle s’appelle Sarah Little (Sharon Stone). C’est une Muse, au sens littéralement hellénistique - couvrez-la de cadeaux et l’inspiration vous viendra d’elle-même. C’est-à-dire que Sarah, outre son aura mystique, incarne une forme passablement avancée de parasite s’accrochant aux mamelles de la célébrité. De temps à autre, Hollywood aime à tendre sa propre joue pour s’infliger la baffe, avec obligatoires guest stars à la clé (ici : Rob Reiner, Sybill Sheperd, Jennifer Tilly, plus étonnamment Lorenzo Lamas) et piques contre les grosses têtes du milieu (Spielberg employant un cousin attardé pour recevoir les fâcheux à sa place, De Palma en quête d’un plus grand bureau, les pitchs pourris des derniers Jim Carrey). The Muse représente un prototype d’une tendance satirique identifiable, cette fois encore sous un angle annonçant la méthode Curb et Entourage - la légère touche de fantastique fantaisiste en plus.

De façon plus singulière, c’est un autre récit de lente débâcle conjugale. En trouvant l’inspiration au contact de la Muse de son mari pour ses propres projets de vie, son épouse découvre peu à peu à quel point elle pourrait se passer de lui. Quand l’inspiratrice emménagera en leur compagnie, ce ne sera pas exactement à l’avantage du mâle instigateur. La mutualité du succès semble compromise, mettant à mal un couple où "tout allait bien" tant que monsieur réussissait mieux que madame. Cette part pas trop avouable rend le film autrement plus curieux que la charge attendue contre l’establishment des studios qu’il aurait pu se contenter d’être. Il reste à Brooks encore un peu trop d’honnêteté pour tout charger sur le dos du mauvais "système". Et le personnage d’Andie McDowell, de faire-valoir de se transformer en véritable héroïne de cette fable sur la reconnaissance qu’on ne mérite jamais tout à fait. « - Daddy, what exactly is a humanitarian ? - It’s someone who never won an Oscar... Go to sleep my dear. »

Looking for Comedy in the Muslim World (2005)

Dans le climat d’islamophobie post-9/11, Brooks estime qu’il est temps de calmer un peu le jeu. Il se mettra lui-même en scène dans une comédie riant moins du monde musulman que de l’incapacité occidentale à établir avec un dialogue la tête froide. En 2005, soucieuse pour des raisons de propagande de découvrir ce qui fait rire les pays du Sud, l’administration Bush y envoie Albert Brooks qui de New Dehli au Pakistan, accumulera les bides - bénins ou au péril de sa sécurité. Brooks tourne par ce postulat en dérision les "brillantes idées" s’accumulant alors, bien en vain, à Washington pour améliorer l’image états-unienne à l’étranger. Son comique est verbal, référentiel, sa transplantation hors de ses frontières naturelles révèle vite sa limite. Looking for Comedy in the Muslim World vient rappeler à temps (l’avènement sans partage pour une demie-décennie de la vanne de canapé commence alors) que seul le burlesque est une forme de rire universel. Celui-ci s’exerçant ici aux dépens de son propre double... Rire de ceux qui s’efforcent inefficacement d’être drôles n’est pas en soi une nouveauté (The Office est passé par là), diriger cette moquerie contre sa propre persona à l’écran l’est déjà un peu plus. Se révèle par ce dédoublement embarrassant l’inclination politique de la comédie US, non seulement de manière interne à la démocratie américaine (sa part noble) mais dans une visée impérialiste face aux pays émergents.

A quelques piques attendues près (une postulante voilée à un poste d’assistante vérifiant qu’elle n’a pas affaire à un Juif), le curseur de la bêtise y pointe résolument du côté américain. Fait rarissime dans la production des années 2000, le Moyen-Orient n’y est pas caricaturé comme un immense vivier à terroristes, cela sans forcer en retour le trait de la naïveté volontaire comme pourrait le faire un Michael Moore (le Pakistan reste le Pakistan...). La vision que donne par exemple le film de l’Iran se pose en porte-à-faux de l’imagerie réactionnaire quasi-unanimement véhiculée alors. On est très loin de la charge biaisée coutumière d’un Sacha Baron Cohen alourdissant parfois ses films, aussi brillants soient-ils par d’autres aspects. Cela ne signifie pas que l’on sorte de Looking for Comedy muni d’un regard géopolitique fortement affiné, mais quand la haine et l’intolérance prennent les dehors de la légitimité, un appel à l’intelligence du cœur suffit parfois à ramener un peu d’air frais dans une atmosphère bien rance. Près de dix ans plus tard, cet appel n’a, loin s’en faut, rien perdu de son actualité.

Par Jean-Gavril Sluka - le 21 novembre 2014