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Portraits

portrait d'Alain cavalier à travers ses films

Né en 1931, Alain Cavalier est élevé dans un milieu très catholique. Il suit des études d'histoire à la Sorbonne et rentre à l'IDHEC. A sa sortie, il devient assistant réalisateur de Louis Malle et réalise son premier court métrage, Un Américain en 1958. Il se fait ensuite remarquer avec deux longs métrages aux sujets très politiques (Le Combat dans l'île et L'Insoumis). L'échec de ces deux films, et une grande déception par rapport à ce qu'il attendait du cinéma, l’amène à réaliser deux films plus classiques (Mise à sac et La Chamade) puis, à l'issue de ce dernier, de se plonger dans un long silence. Il revient au cinéma avec Le Plein de super, premier d’une série de films à l'écart des modes et des courants, cherchant son inspiration dans la vie de ses acteurs et dans la sienne. Avec Thérèse, réalisé en 1986, Cavalier rencontre un grand succès public. Mais comme après La Chamade, autre réussite commerciale, Cavalier radicalise sa démarche avec Libera Me avant d’entamer une nouvelle période de silence. Il revient avec La Rencontre, film réalisé seul avec sa petite caméra DV, forme de cinéma qu’il continue à explorer depuis. Cavalier est l'exemple quasi unique d'un cinéaste ayant entamé sa carrière dans le cinéma classique pour peu à peu épurer sa mise en scène jusqu'à quitter totalement les circuits traditionnels de production et de création.

Le combat dans l'île (1962)

Clément (Jean-Louis Trintignant), fils d'un riche industriel, est membre d'un groupuscule d'extrême droite qui entend « sauver l'Occident de la décadence et de la mort ». Poussé par leur chef Serge (Pierre Asso), il commet un attentat au bazooka contre un député de gauche, Louis Terrasse. Après ce coup d'éclat il doit se mettre au vert, Serge lui annonçant qu'il a été trahi, et il est maintenant recherché par la police. Il part avec sa compagne Anne (Romy Schneider) chez Paul (Henri Serre), son ami d'enfance qui s'est retiré dans la campagne normande. Les retrouvailles sont joyeuses mais entre l'intellectuel de gauche et le jeune homme angoissé par la pureté de l'Occident, la tension monte très vite. Un jour, Clément apprend que c'est Serge qui l'a dénoncé, le chef du groupuscule travaillant en sous-main pour un concurrent industriel de son père, et il décide de partir pour l'Amérique du Sud où son ancien mentor s'est réfugié. Anne, abandonnée, se rapproche de Paul et, inévitablement, ils tombent amoureux l'un de l'autre...

Le premier souvenir d’Alain Cavalier date de ses cinq ans : c’est l’émotion qui le saisit devant le visage d'une femme. Il ressent une aussi intense émotion quelques années plus tard, mais cette fois ci c’est le visage d'une actrice qui s’imprime sur un écran de cinéma. Il va voir derrière la toile, ne voit rien et découvre alors ce qu'est le cinéma. Il achète une caméra. Il filme le jardin, un petit peu, puis le visage de sa mère. Cette quête du visage, du mystère d’un visage, va être la grande recherche de son cinéma, ce vers quoi il va tendre tout au long de sa carrière. Mais le chemin sera long, complexe, depuis ses premiers pas de cinéaste à Irène, sorte d’aboutissement de son geste de cinéma. Dans l’intervalle il y aura des ruptures dans sa carrière, des étapes : Le Plein de super, Thérèse, La Rencontre, trois œuvres majeures qui dessinent les contours d’une œuvre en quatre grands mouvements.

Le Combat dans l’île ouvre la première période, celle où Cavalier essaye de faire avec le cinéma traditionnel. En réalisant ce premier film (grâce au soutien de Louis Malle, dont il a été l'assistant sur Ascenseur pour l'échafaud et Les Amants), Cavalier espère retrouver cette émotion qui l'avait subjugué lors de sa rencontre avec le cinéma. Mais dès le premier jour de tournage, quelque chose ne va pas. Son actrice, Romy Schneider, est certes magnifique mais il y a ce maquillage qui fait écran. Il lui dit qu'il préfèrerait la filmer sans, que ce n'est pas cela qu'il veut, mais elle n’entend rien : c'est sa beauté, son image, ce n'est pas du ressort du cinéaste. Cavalier a compris qu’ils ne feront pas le même film. Ce sentiment va courir sur toutes ses premières réalisations, jusqu'au « Plein de super » qui est le premier pas vers sa liberté d’auteur. Cavalier doit donc faire avec des contraintes qui déjà l’étouffent. S'il décide de jouer le jeu, Le Combat dans l’île montre en filigrane la forte volonté du cinéaste qui détourne ce qui n’aurait pu être qu’une œuvre de commande pour transformer une intrigue de thriller en film politique très critique.

Lorsque Cavalier réalise ce film, on se dirige vers la fin de la Guerre d'Algérie, au moment de la création de l’OAS. Trintignant incarne ainsi ces mouvements de droite réactionnaires qui marquent cette période et Henri Serre l’opposition de gauche progressiste. Les noms des partis ne sont pas cités, mais le discours est d'une totale limpidité. Cavalier offre une vision presque documentaire de l'activisme d'extrême droite, avec les entraînements, la préparation et l'exécution d'un attentat, les méandres des groupuscules armés. Le sujet est courageux, étonnant dans le paysage d'un cinéma français qui n'a guère l'habitude de parler à chaud de sujets politiques. Mais ce qui est plus intéressant encore, c'est la façon dont Cavalier impose, dans le cadre de ce qui reste un film grand public, une mise en scène quasi expérimentale, très proche de l'intériorité des personnages. Malgré la présence de Romy Schneider (qui redonne ici un second souffle à sa carrière), le film est un échec commercial et le cinéaste subit les foudres de la censure. Ce qui n'empêchera pas Alain Cavalier pour son film suivant, L'Insoumis, de prendre de nouveau pour toile de fond la Guerre d'Algérie. C'est d'ailleurs parce qu'il est impressionné par ce Combat dans l'île, qu'Alain Delon soutiendra cette autre œuvre courageuse en acceptant d'y tenir le rôle principal.

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l'insoumis (1964)

Dans un pays encore plus déstabilisé suite au putsch des généraux, l’OAS lutte contre l’indépendance qui se dessine et combat quiconque s’oppose à la conservation de l’Algérie française. Thomas, un jeune déserteur de la Légion étrangère est contacté par son ancien supérieur, membre de l’OAS, pour participer à l’enlèvement d’une avocate, Dominique Servet. Thomas accepte et la mission est un succès. Mais il finit par se retourner contre ses camarades, ému par la jeune femme et sa pugnacité, et l’aide à s’évader. Dominique va l’aider en retour, d’autant que Thomas a été blessé dans leur fuite...

Il est coutumier d’affirmer que le cinéma français ne sait pas et surtout ne veut pas traiter de l’histoire contemporaine (du moins vieille de moins de soixante ans), surtout quand celle-ci comporte des événements honteux et répugnants pour notre conscience nationale. La Guerre d’Algérie en est l’exemple le plus probant. Face à l’attitude du cinéma outre-Atlantique qui n’a pas eu peur d’affronter les démons de l’Amérique, les décideurs culturels de notre pays (Ministère de la Culture, producteurs, distributeurs) ont en effet toujours manifesté plus que de la retenue devant la question, voire carrément de la lâcheté. Il existe néanmoins quelques rares exceptions. Tel est le cas de L’Insoumis. Le deuxième film d’Alain Cavalier, qui fait suite au Combat dans l’île (1961), fable politique d’une grande intensité avec Jean-Louis Trintignant et Romy Schneider, est une sorte de brûlot cinglant et désespéré - tourné deux ans seulement après la fin de la guerre - qui témoigne du profond traumatisme vécu par la France et des tristes exactions qu’elle a pu commettre. Le film est également une réussite d’un point de vue artistique, un véritable diamant noir (la photographie est signée Claude Renoir) qui témoigne déjà de la précision et de la rigueur d’un cinéaste qui, tout au long de sa carrière, fera de plus en plus preuve d’originalité et s’extraira de la production traditionnelle à partir de l’impressionnant Thérèse, chef-d’œuvre de l’épure formelle.

A sa sortie, L’Insoumis s’attira évidemment les foudres de la censure étatique et connut un échec sévère dans les salles. Et ce malgré la présence magnétique d’un Alain Delon qui fait preuve d’une sensibilité à fleur de peau dans le rôle d’un jeune homme en perte de repères. Il est entouré Georges Géret, Maurice Garrel, Robert Castel et surtout de la belle Lea Massari. Quarante ans après, le film d’Alain Cavalier conserve toujours sa puissance et son efficacité.

la chamade (1968)

La belle Lucile (Catherine Deneuve) vit aux crochets de son riche amant Charles (Michel Piccoli) et s'épanouit dans les mondanités. Lors d'une partie de croquet, elle rencontre Antoine (Roger Van Hool), l'ami de Diane (Irène Tunc), et tombe rapidement amoureuse de cet homme qui incarne à ses yeux la « vraie vie ». Elle partage son temps entre Charles et Antoine, n'arrivant pas à rompre avec son protecteur jusqu'à ce que, pressée par Antoine, elle finisse par s'installer chez lui. Elle prend un travail et tente d'oublier l'oisiveté et le confort de sa vie d'antan, essayant par là de plaire à l'homme qu'elle aime. Seulement, elle se rend compte que cette « vraie vie » n'est pas faite pour elle..

Après deux premiers films qui sont des échecs publics, Cavalier réalise deux œuvres plus conventionnelles : Mise à sac et cette Chamade, adaptation d'un roman écrit par Françoise Sagan en 1965. Le film est une satire de la bourgeoisie doublée de la description de la réalité d'un couple. Pour ce qui est de son aspect satirique, c'est aussi réjouissant qu'inoffensif. Piccoli se révèle très à l'aise dans le rôle d'un homme qui se veut rassurant par sa richesse, son assise, mais qui est comme un gamin lorsqu'il est devant sa femme. Catherine Deneuve est aussi délicieuse dans son rôle de petite bourgeoise qui papillonne dans un monde tout de futilité, sûre de sa beauté et de son charme. Cavalier réalise de très belles images de son visage, jouant sur l'artifice de la beauté et sur les éclairages précieux de Pierre Lhomme. On se régale de sa grâce, de ses poses, on goutte la frivolité de l'ensemble et on se laisse emporter par ce film tendrement ironique, léger et oubliable.

Plus intéressant est le second aspect, lorsque Cavalier s'attache à l'impossible amour des deux amants. Il y a notamment un très beau passage dans le film qui annonce un peu ce vers quoi va tendre son cinéma : une séquence, écrite par sa compagne Irène Tunc, qui parle de leur couple, véritable trouée dans le récit, insert de vie dans une machine par ailleurs ronronnante. La Chamade est un film tout à fait recommandable, mais force est d'avouer qu'à part cette séquence, c'est un film qui se suit sans grande passion. Après Le Combat dans l’île et L’Insoumis, deux œuvres encore classiques mais à la force indéniable, Cavalier perd en ambition avec ce film. C’est que ses premières réussites en tant que cinéaste masquaient un sentiment de lassitude, et ce dès le premier tour de caméra qu’il a donné. Cavalier ne se retrouve pas dans ce système, avec ces acteurs maquillés, ces mouvements de grue, toute cette ingénierie mise en branle dans laquelle il ne trouve pas sa place de créateur, où il ne parvient pas à s’exprimer pleinement en tant qu’artiste. Mais Le Combat dans l’île et L’Insoumis l’intéressaient politiquement, alors que Mise à sac et La Chamade sont deux films tournés mécaniquement, « pour durer ». Alain Cavalier sent qu’il doit s'arrêter, qu’il ne doit pas filmer pour durer, mais filmer pour faire du cinéma. « J’étais sec comme un arbre mort qui ne donne plus de feuilles. Et je me sentais mourir » dit-il. Il ne tournera plus de films pendant sept ans et reviendra avec Le Plein de super et une envie de cinéma régénérée.

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Le plein de super (1976)

Klouk (Bernard Crombey) doit livrer une belle Chevrolet dans le sud de la France pour un client de son patron. Il invite son pote Philippe (Xavier Saint-Macary) à l'accompagner dans ce périple qui doit les mener de Lille à Cannes. Le duo, en route vers la Côte d'Azur, devient trio lorsqu'ils prennent en stop le sympathique mais pénible Charles (Etienne Chicot). Ce dernier, à force d'insistance, leur fait faire un détour par Aix-en-Provence où il souhaite se rendre pour récupérer (de force s'il le faut) son gamin qui est chez sa femme dont il est séparé. En chemin, ils récupèrent son copain Daniel (Patrick Bouchitey).

Après quatre réalisations tournées dans le système, Cavalier ne veut plus de ce cinéma. Il a posé sa caméra là où il est coutume de la poser, à cette place descriptive qui correspond au « Il » des romans. Or depuis cette position, pour aussi efficace soit-elle sur un plan narratif et cinématographique, il ne parvient pas à transmettre ce qu'il a en lui, ce qu'il ressent et vit. Il ne se sent pas cinéaste, juste illustrateur. N'en pouvant plus, il va à partir du « Plein de super » entamer une constante (r)évolution de son approche du cinéma, allant de film en film vers ce qu'il entend vraiment de cet art. Après La Chamade, il lui faut quatre ans pour retrouver l'envie de filmer. Il doit alors réaliser un film sur son couple, réalisé hors de tout circuit traditionnel. Mais le décès accidentel d'Irène Tunc, sa compagne, met fin au projet et crée un trou noir dans sa vie. Il lui faut du temps pour se ressourcer, pour retrouver goût à la vie et au cinéma. Temps nécessaire aussi pour lui permettre de saisir vraiment ce vers quoi il veut se diriger.

Trois ans plus tard, c'est Le Plein de super, premier pas vers ce cinéma qu'il appelle de ses vœux. Il rencontre par hasard les quatre acteurs du film. Ils ont 25 ans, sortent du Cours Simon et sont amis dans la vie. Sous le charme, Cavalier leur propose de réaliser un film ensemble. Pendant trois mois, ils écrivent tous les cinq le scénario de ce road movie, chacun apportant des idées qui doivent être validées par les autres. La verve, l'humour, la vitalité des quatre hommes réveille Cavalier, lui redonne l'envie de filmer. Mais si l'écriture est déjà une aventure en soi, le tournage ne va ressembler à aucun autre. La première étape de sa mue de cinéaste consiste à évacuer les plans d'ensemble, filmer « à portée de main ». Pas de grue, de grandes préparations, de figurants, de pompiers pour la pluie... Sur les sept semaines de tournage, quatre se font sans même un projecteur. L'équipe (tous touchent le même salaire) se tasse dans la Chevrolet : les quatre acteurs devant, Cavalier, le chef opérateur Jean-François Robin (qui accompagnera Cavalier dans toute cette période de transition qui va du Plein de super à Un étrange voyage) et l'ingénieur du son dans le coffre. Le film se tourne sur la route, dans le trajet du récit. Ils arpentent 7 000 kilomètres de bitume, mangent des pâtes et des sardines, carburent au diabolo grenadine. Les prises de son se font en direct. La caméra est limitée par son chargeur, mais elle est des plus maniables. Surtout, Cavalier peut enfin tourner avec des acteurs qui ne sont pas maquillés. Pour lui, lorsque l'on est maquillé, on est tous pareils. Or, ce qu'il cherche, c'est ce que chacun a d'unique, de mystérieux.

La légèreté du dispositif et la loufoquerie des quatre acteurs font du Plein de super un film d'une incroyable vitalité. On sent la complicité des acteurs, un naturel jamais contredit par une mise en scène d'une grande humilité qui se met entièrement à leur service. Tout semble couler de source, et pourtant tout est écrit à la virgule près. « Le Plein de super » est aussi trivial que délicat, touchant qu'ironique, burlesque que poétique. Les quatre gus sont touchants, insolents, exaspérants, parfois un peu bêtes ou insupportables. Un peu paumés dans cet après-68, ils sont pris par le spleen, ne savent pas vraiment comment faire avec la vie, avec les femmes. On sent constamment Cavalier porté par ses acteurs, dans la fascination même. Ce qui fait que le film ne se tient pas toujours, que certaines séquences tombent à plat, qu'on a l'impression que Cavalier se sent même presque parfois forcé de filmer certaines scènes. Si le quatuor nous emballe, leur jeu n'est pas non plus exempt de défauts. Pas des défauts qui viendraient d'une similarité avec leurs personnages (ce qui les a effrayé au début du tournage), mais peut-être d'un manque de cadre. Un acteur reste un acteur et a besoin d'être dirigé, même si Cavalier rêve de tout autre chose, d'un naturel immédiat, d'un jeu surgi de la vie. Dans ses films suivants, même si son rapport avec ses acteurs reste singulier, il travaillera plus avec cette idée d'une nécessaire direction. Ici, les quatre acteurs se regardent tous un peu trop jouer. Ils surjouent même, certainement inquiets de voir leurs prestations associées à leurs propres vies et, ce faisant, diminuées par la critique. Mais dans le même temps, des éclats de vérité tellement intenses émanent de leur jeu qu'on les excuse sans peine de ces quelques écarts et approximations. On aurait aimé que Cavalier tienne plus son film, soit plus dans la maîtrise au lieu de lâcher complètement la bride.

Une très belle et étrange scène, en décalage complet avec le reste du film, montre Xavier Saint-Macary faire la toilette d'un mort. Dans les gestes de l'acteur, dans la douceur du regard porté par Cavalier sur le jeune défunt, on trouve en germe ses futures réalisations. Pour l'heure, Le Plein de super est un film de transition, bien moins satisfaisant en terme de cinéma que Martin et Léa, film très proche de par sa confection et bien plus marqué dans le même temps par le regard du cinéaste. Si Cavalier pêche à trop vouloir tourner un film « communiste », libre et affranchi des contraintes, Le Plein de super reste une petite merveille, un film d'une immense humanité et d'une incroyable modernité à découvrir absolument.

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Ce répondeur ne prend pas de messageS (1979)

Ce répondeur ne prend pas de messages est un film difficile, peu aimable, qui frappe par son ambiance dépressive et cauchemardesque (il vient d'un songe du cinéaste), cri d'une incroyable violence qui vient certainement du décès brutal de la compagne de Cavalier six ans plus tôt. Après un film très libre et joyeux, Le Plein de super, Ce répondeur... est une proposition de cinéma radicale, Cavalier scellant avec cette œuvre hors norme le pacte qu'il a conclu avec son art depuis la rupture opérée avec le cinéma traditionnel après La Chamade. Le film est pour le coup bancal, malhabile, parfois gênant dans son affichage expérimental et sa revendication d'indépendance.

Il est réalisé en mai 78, en sept jours, avec un budget de 3 000 euros. Cavalier joue et s'occupe du son, Jean-François Robin signe l'image. Il n'y a pas de montage, pas de distribution envisagée (c'est Marin Karmitz qui le poussera à distribuer le film). On y sent un cinéaste perturbé, violent (dans Le Filmeur, Cavalier se demande que faire après les attentats du 11-Septembre et conclut qu'il faut déjà qu'il contienne ce reste de violence qu'il a au fond de lui). Pour lui, le monde est devenu une prison, un labyrinthe (il erre dans les couloirs de son immeuble où les portes sont closes, devant pénétrer par effraction dans son propre espace) dont il ne perçoit plus que les signes mauvais (la Shoah, des attentats, des accidents...). Il s'enferme sur lui même, se couvre la tête de bandages. Il n'y a plus d'expressions visibles sur son visage, plus de voix car sa douleur est inexprimable. Mais cette intériorité est pire encore car il n'y a plus là qu'un mal sans fin qui le ronge, un abîme de désespoir et de folie qui depuis le centre de son être l'aspire irrémédiablement. C'est un récit de souffrance et de mort. C'est un lent fondu au noir, Cavalier s'enfermant dans sa chambre et se mettant à couvrir les murs et les vitres de peinture noire. Un fondu vers la mort où il chercherait les fantômes de ses chers disparus, un fondu vers l'oubli libérateur. Mais dans cette nuit, il y a une chaise brisée que Cavalier fait brûler. Une lueur, un peu d'espoir, une possible renaissance.

Il n'est pas sûr qu'aujourd'hui, le symbolisme dépressif du film serait au goût du cinéaste, de même le spectateur avec la connaissance de sa carrière à venir trouvera certainement le film bien trop artificiel, affecté, ostentatoire. Mais Ce répondeur ne prend pas de messages est un film important dans la carrière du cinéaste parce qu'il l'a libéré de démons qui auraient pu continuer à courir sur son œuvre et parce que c'est son premier vrai pas dans ce cinéma de l'intime vers lequel il va désormais tendre : Martin et Léa - où il racontera l'histoire intime de son couple d'acteurs, Un étrange Voyage - inspiré des ses relations avec sa fille et plus tard La Rencontre, début d'une nouvelle jeunesse pour le cinéaste.

martin et léa (1979)

Léa (Isabelle Ho) vient de rencontrer Martin (Xavier Saint-Macary). Elle partage un appartement avec Viviane et toutes deux gagnent de l'argent en rencontrant des hommes qui leur sont présentés par Lucien (Richard Bohringer). Lui travaille comme manutentionnaire, et ses maigres revenus lui servent à assouvir sa passion pour le chant lyrique.

Libéré de ses démons avec Ce répondeur ne prend pas de messages, et peut-être conscient de se fourvoyer avec ce type de film qui ne correspond pas à ce qu'il veut faire de son art, Alain Cavalier revient avec Martin et Léa à un cinéma très proche dans l'esprit de celui du Plein de super. C'est Xavier Saint-Macary, qui jouait dans ce dernier, qui propose à Cavalier de faire un film sur la naissance d'un couple. En racontant au cinéaste l'histoire qu'il a en tête, il raconte en fait son histoire. Cavalier s'en rend compte et demande à la compagne de l'acteur, Isabelle Ho, de les rejoindre dans l'écriture, puis devant la caméra. Le film s'embrase grâce à sa présence extraordinaire. Cavalier s'était déjà intéressé à ce sujet dans Le Combat dans l'île et La Chamade, mais en le survolant, comme un satellite de l'intrigue. Il reviendra le creuser de manière intime, profonde et complexe avec La Rencontre.

Le premier son du film est celui d'un grelot. Ce bruit lance la fiction en réveillant Léa (dans Libera Me, ce même son ramènera quelqu'un à la vie). Elle est au lit avec Martin. Ils viennent de se rencontrer et déjà ils s'engueulent, comme un vieux couple. Martin et Léa n'est pas l'histoire d'un coup de foudre, d'une rencontre ou au contraire d'une séparation. C'est un film qui regarde comment deux personnes s'apprivoisent, s'acceptent et se découvrent. Ce regard passe par l'observation, l'attachement aux gestes, aux visages, aux expressions : c'est en filmant des corps que Cavalier saisit des états d'âme. C'est aussi pourquoi il s'attache à montrer le travail : Martin qui entraîne sa voix de baryton, le père de Léa qui œuvre dans son atelier de couture... Cavalier en profite pour glisser des constats, précis mais discrets, sur la société de la fin des années 70. Ainsi, les rêves d'indépendance de Vivianne (une amie de Léa qui participe à son business sexuel) se heurtent dramatiquement à la réalité. Elle est à l'image de ces personnages qui essayent de vivre dans l'après-68, d'incarner et de poursuivre la remise en question des rapports hommes/femmes, la libération sexuelle. Ils sont dans l'après de l'évènement mais pas dans l'abandon des utopies. Ils essayent de les vivre et voient comment la société réagit. Et comme cette dernière n'a que peu d'égards pour eux, leur utopie de vie est profondément malmenée. Cavalier parle aussi de l'immigration, du racisme, du colonialisme, s'intéresse à la circulation de l'argent - toujours saisie hors circuit (combines, vols, proxénétisme). Mais jamais cet arrière-plan social n’est envahissant, il est simplement à sa juste place, dans la vie de Martin, de Léa et des autres personnages.

Cavalier concentre tout son film sur eux. Il va vers une forme d’épure, vidant les intérieurs où il filme son couple. Il s’attache à leurs corps, leurs gestes. Il ne s'accroche pas encore, comme il le fera à partir de Thérèse, uniquement aux visages ou aux mains, mais on sent déjà que son cinéma tend vers ce point. Le corps est le lieu où tout se dit, s'invente et se lit : c’est lui qui est au centre des mouvements d’argent du film ; c'est à travers son corps que Léa ressent toute la force de son désespoir lorsqu'elle est prise d’une crise d’angoisse insurmontable après le suicide de Vivianne ; c'est par leurs corps que Martin et Léa se disent leur amour, s'engueulent, se comprennent. Cavalier structure son film par de nombreux fondus au noir, utilisés de façon surprenante, ébauche de son futur travail sur Thérèse. Il crée des petits blocs de temps autonomes, évitant la narration classique, trouvant le tempo particulier, la construction qui permet de raconter au plus près l’histoire de ce couple. Il démarre des séquences un poil trop tard, en coupe d'autres trop vite, nous faisant sentir que l'histoire de Martin et Léa est un flux continu, un fleuve de vie sur lequel il pose sa caméra de loin en loin, comme une libellule à la surface de l'eau.

Le film se clôt sur une courte séquence très belle, douce et chaleureuse. On y voit Isabelle Ho enceinte offrant son ventre rebondi à Xavier Saint-Macary. Une scène qui semble ajoutée après coup, le grain n'étant pas le même, la pellicule ne semblant pas avoir été étalonnée. En effet, Cavalier a filmé ces images plus tard, ailleurs, comme un cadeau adressé à son couple d'acteurs. Cette scène dit tout de son cinéma et Martin et Léa est un film magnifique, d’une incroyable proximité avec ses acteurs. Sensuel, plein d’amour et de tendresse, c’est le plus beau film de la seconde période du cinéaste.

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un étrange voyage (1981)

Pierre (Jean Rochefort) est un quinquagénaire, installé comme restaurateur de tableaux à Paris. Il vit seul, séparé de sa femme Claire (Arlette Bonnard) et ne connaissant pas beaucoup sa fille Amélie (Camille de Casabianca), qui prépare ses examens de Sciences Po. Il se rend à la Gare de l'Est pour accueillir sa mère qui a quitté Troyes pour passer quelques jours à la capitale. Mais alors que les passagers sont tous descendus du train, il s'avère qu'il n'y a nulle trace d'elle à son bord. Pierre s'inquiète d'autant plus lorsqu'une voisine de sa mère lui confirme qu'elle a bien quitté son domicile à l'heure prévue. La police ne trouvant aucune trace d'elle et classant l'affaire, il décide de suivre la voie de chemin de fer. Amélie décide de l'accompagner...

Alain Cavalier prend connaissance d'un fait divers où une Japonaise disparaît mystérieusement dans le train qui la conduit de Dijon à Marseille. L'enquête ne donne rien et son fils décide de venir du Japon pour poursuivre, seul, les recherches. Un étrange voyage est une variation sur cette histoire, mais le film vient d'ailleurs. Cavalier a envie de fixer le visage de sa fille et de parler de ses rapports avec elle. Il écrit le film avec sa fille Camille de Casabianca, qui joue Amélie dans le film (elle avait joué, enfant, à la fin de L’Insoumis). Tous deux mettent beaucoup de leur histoire dans le film. Que Pierre soit restaurateur de tableau est certainement une autre vie rêvée par Cavalier, dont on connaît la passion pour la peinture et le travail manuel. Lorsque Amélie dit qu'elle s'est débrouillée quinze ans avec sa mère, sans lui, on ne peut que penser à un reproche adressé à son père ; et lorsqu'elle pleure et se retourne face caméra, le spectateur devient le confident de cette histoire parfois difficile entre Cavalier et sa fille.

Après avoir parlé de la vie de ses deux acteurs et amis Xavier Saint-Macary et Isabelle Ho, Cavalier se frotte vraiment à l'autobiographie et il se joue ici l'esquisse d'une œuvre en devenir, celle qui débutera avec La Rencontre. Il lui faudra encore un chemin de quinze années pour trouver ce cinéma qu'il souhaite vraiment habiter, la raison principale tenant à la technique, les caméras 35 mm demandant toujours un minimum d'encadrement. L'apparition des petites caméra DV sera la révolution technique attendue par Cavalier qui lui permettra de s'affranchir complètement de ce cinéma-là. Lorsque Amélie dit rêver d'une société sans rapports marchands, on entend Cavalier parler du milieu du cinéma et de la façon de faire des films. Pour l'heure, même si la légèreté des moyens est là, Cavalier se situe encore dans une conception de production et de tournage qui le rattache au cinéma classique. Le film est tourné avec une toute petite équipe. Cavalier poursuit son travail avec le chef opérateur Jean-François Robin, son complice depuis Le Plein de super. Il souhaite dans un premier temps tenir le rôle principal, mais n'y parvient pas et fait appel à Jean Rochefort. L'acteur vient de perdre sa mère, ce qui crée une relation, palpable, au film. Celui-ci se tourne aussi simplement qu’est simple son histoire. C’est un road movie, comme l’était Le Plein de super. Pas de grande intrigue, la disparition de la mère n’étant pas traitée à la façon d’Hitchcock avec Une femme disparaît. Juste une histoire qui permet à Cavalier de parler de ses relations avec sa mère et de la filiation (thèmes qui l’ont toujours intéressé), de voir comment il se retrouve dans l’image de son père à travers sa propre paternité ; de voir ce que l’on transmet à son enfant et ce qui nous échappe. Toutes ces questions ont comme contrepoint le regard de sa fille, ses propres préoccupations de jeune adulte.

Le rythme du film épouse l’intériorité des personnages : il y a beaucoup de surplace, des pauses, des attentes. C’est dans ces moments en creux que justement les choses se creusent, se mettent en place entre Pierre et Amélie. Pierre mène une petite vie rodée et solitaire qui est soudain bousculée par la disparition de sa mère. Trouvant absurde qu'une vieille dame puisse disparaître entre Troyes et Paris, il décide de faire la route à pied, fouillant la voie de chemin de fer à la recherche de la disparue. Mais, même en scrutant méticuleusement la route, il y a toujours un doute, une rivière à côté de laquelle on est passée, un buisson d'arbres qui pourrait cacher un corps. La disparition de sa mère provoque en Pierre l'expérience du doute. La mort de sa mère, c'est aussi l'annonce de la sienne : « Je n'ai plus personne derrière ». Le vide laissé par cette disparition pousse Pierre à le remplir et, pour ce faire, à se redécouvrir, à regarder les autres, le monde, autrement. Amélie aussi redémarre une nouvelle vie au cours de cette aventure avec son père. La première moitié du film montre deux existences solitaires, le voyage le long des rails rassemblant ces deux solitudes pour qu’elles se rencontrent, se parlent et se découvrent. Amélie et Pierre s’apprivoisent et cette longue promenade le long des voies de chemin de fer représente le trajet nécessaire pour qu’ils se disent leur amour. Ce temps du voyage, qui est pourtant marqué par la perte, la disparition et la mort, était une parenthèse enchantée. Pierre dit à ce propos quelque chose de très beau à Amélie : « C'est formidable d'être dans le présent. J'étais bien au chaud entre toi et le futur ». Le présent, c'est ce que Cavalier ne va cesser de traquer avec sa caméra vidéo : préserver l'instant par son enregistrement, le rendre éternel, ne pas le laisser se faire submerger par l'angoisse du futur et les souvenirs du passé.

Porté par la douceur du regard du cinéaste, par l'interprétation sublime de Jean Rochefort et par la présence de Camille de Casabianca (étudiante en Science Po qui fait pour la première fois l’actrice), Un étrange voyage est un film magnifique qui clôt le second grand mouvement du cinéma d'Alain Cavalier, amorcé après La Chamade. Thérèse et Libera Me vont venir explorer de nouvelles voies et c'est à la jonction des deux, et avec la démocratisation des petites caméras vidéo, que la dernière mue du cinéaste pourra s'amorcer.

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Thérèse (1986)

Grâce à l'énergie dispensée par les quatre acteurs du Plein de super, Alain Cavalier a pendant cinq ans retrouvé goût au cinéma, enchaînant cinq films. Mais, après Un étrange voyage, il se retrouve de nouveau vide, ayant besoin d'un nouvel élan, d'aller ailleurs, cherchant un déclencheur. Ce dernier sera l'histoire de la carmélite sœur Thérèse de l'enfant Jésus, devenue Sainte Thérèse de Lisieux. L'idéalisme et cette forme de candeur du cinéma de Cavalier tient certainement de son éducation religieuse, le cinéaste ayant été élevé dans un pensionnat catholique. En grandissant, l'idéalisme s'est transformé en matérialisme et, devenu cinéaste (« instrumentiste » dit-il parfois), il cherche dans le concret ce qui peut révéler de cet idéal. Si Cavalier n’est pas un cinéaste religieux (il est d’évidence agnostique, et la sainteté de Thérèse ne l’intéresse visiblement pas), il reste marqué par cet enseignement et c’est comme s’il continuait, peut-être malgré lui, à chercher partout des traces de Dieu. Moins Dieu d'ailleurs que la simple beauté, des traces d’amour. La figure de Sainte Thérèse de Lisieux le poursuit depuis longtemps (il a approché Isabelle Adjani au début des années 70) et le film (dont il écrit de nouveau le scénario avec sa fille Camille de Casabianca) s'impose à ce moment à lui.

Pendant les tests de Thérèse, Cavalier filme Catherine Mouchet avec sa caméra vidéo. Il ressent pour la première fois cette sensation que l'image colle à sa rétine, il sent l'intensité électrique entre lui et l'actrice. C'est ce point qui va marquer le basculement de son art. Pour la première fois, il trouve vraiment ce qu'il attend du cinéma et il pourrait faire une heure trente de film rien qu'avec ce visage. Ce visage de femme qui lui rappelle l'émotion de son premier souvenir d'enfant, de sa première rencontre avec le cinéma. Cavalier trouve qu'un visage est plus éclatant lorsqu'il est en partie caché. C'est ce qui l'amènera à filmer Françoise par fragments dans La Rencontre et à travailler ici sur les voiles des carmélites. Il y a aussi la beauté des mains. Catherine Mouchet n'aime pas les siennes, elle les cache au début mais Cavalier la rassure et les filme. Il filmera beaucoup de mains, celles des femmes de 24 portraits notamment. Ces petits films sur le travail trouvent en retour leur origine dans Thérèse où Cavalier filme les sœurs qui écossent, cousent, font bouillir le linge, vident des poissons. Pour mettre en valeur ces visages, ces mains et ces gestes, le cinéaste fuit la saturation du cadre et tend vers l'épure. Il utilise un fond uni (un cyclo fabriqué depuis un agrandissement de Manet), des lumières claires, très simples. Il compose ses images comme des tableaux, mettant en avant la couleur de la chair, le drapé des tissus, les textures des objets.

Depuis longtemps, Cavalier va vers l’idée de filmer des personnes et non plus des personnages. Depuis cinq films, il écrit ses scénarios avec ses acteurs. Ici, il filme un personnage, une figure historique même. Mais le film naît de sa rencontre avec Catherine Mouchet. C’est en la voyant jouer sur scène que le désir de Thérèse se concrétise. Il travaille pendant deux ans sur le film sans même lui dire qu’il a ce projet. Il cherche aussi bien le mystère de Thérèse que celui de Catherine Mouchet. Il filme un personnage mais il filme aussi une personne, son actrice. Cavalier n’esquive pas la question de la religion, prêt à assumer les polémiques (sa description du Carmel a fait grincer plus d’une dent), il fait sien les doutes de Thérèse, son amour pour le Christ, mais évite cependant toujours la bondieuserie. Il ne cherche pas à figurer la foi ou le sacré, il cherche à les faire émaner de ses cadres et de sa mise en scène, à les faire surgir des éléments matériels de la vie et non de la spiritualité. Il trouve sa voie, personnelle, entre le sacré et le profane. Il y a des instants de transgression dans ce film : la sœur qui avale les crachats ensanglantés de Thérèse, Thérèse qui écrase son amant (le Christ) contre le sol. Il y a des passages comiques aussi, comme la sœur alitée près de Thérèse qui lui dit : « Rassurez-vous, au Carmel le plus dur sont les trente premières années ». Cavalier ne parle pas de la foi, mais de l’amour, de la passion. Et chacune des images qu’il nous offre, sont empruntes de cet amour. Les objets, les visages, les gestes… tout surgit du film avec une intensité rare. La vision d'un simple objet (une bassine, une paire de sandales, un bouquet de fleurs), d'un animal (un homard, trois sardines dans un mouchoir…) nous hantent longtemps après la projection. Les paroles échangées entre les sœurs sont d’une simplicité, d’une familiarité, d’une vérité désarmantes et elles aussi résonnent profondément en nous. Les acteurs parlent vite et jamais ils ne mettent sur un plan différent les questions du quotidien ou celles relevant de la mystique. Tout est placé sur un même niveau. Dans ce monde souvent silencieux, les gestes, filmés avec une attention constante, sont détenteurs de mille paroles.

En évacuant du plateau tout ce qui pourrait être parasite, à la fois pour les comédiens et pour le spectateur dont il souhaite capter toute l’attention, Cavalier, dans un geste anti-naturaliste au possible, trouve paradoxalement une forme de cinéma profondément ancrée dans le concret, dans la réalité des choses. Le film multiplie par exemple les fondus au noir, or ceux-ci sont conçus sur le plateau, les lumières s’éteignant et plongeant les acteurs dans le noir, ou les faisant débuter une scène depuis l’obscurité. Toute cette démarche vise à saisir l’instant, sa vérité, la caméra participant à la propre émotion du cinéaste alors qu’il filme. Si Cavalier se sent trop dans l’intimité, ou si Thérèse l’agace, il éteint les lumières. Thérèse écrit un journal à la demande de sa mère supérieur - il sera publié à sa mort et traduit dans plusieurs langues. Ce journal relie Thérèse au propre quotidien de Cavalier qui consigne tout par écrit (il passera bientôt au journal vidéo). « C’est facile, dit-elle, il suffit de lancer la ligne » : c'est la façon dont vit Alain Cavalier, s'enthousiasmant constamment à la vue de choses que nous ne voyons plus. C'est une façon de domestiquer la mort et Thérèse semble lui avoir montré la voie. Elle lui a transmit cette vitalité, cet enthousiasme, cette capacité à voir en toute chose de la beauté et du bonheur. Nous ne verrons pas la mort de Thérèse, juste une plume rangée dans son fourreau. Malgré le fait que le film ne ressemble à aucun autre, ne s'attache en rien au cinéma classique, il est couronné à Cannes (Prix du Jury) et aux Césars (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleure photographie, meilleur montage, meilleur espoir féminin) et rencontre un immense succès public. Ce n'est que justice pour ce film magistral, à priori intimidant mais dont la générosité et l'humilité ne peuvent qu'emporter l'adhésion.

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Libera Me (1993)

Refusant de jouer sur le succès inattendu de Thérèse, Alain Cavalier ne se relance pas immédiatement dans l'aventure d'un long métrage et poursuit son chemin de cinéaste avec une série de 24 portraits pour Arte, petits films tournés en solitaire entre 1988 et 1990 et consacrés à des femmes au travail. Il revient sur les écrans avec ce Libera Me, soit sept ans après son précédent long métrage. Comme après La Chamade, l’autre succès public de sa carrière, Cavalier ne craint pas de se faire oublier et continue son travail sans se soucier des modes et de ce que l'on attend de lui, allant même vers une forme de radicalité cinématographique qui lui interdit de reproduire le phénomène populaire de son précédent film.

Cavalier a une grande conscience des limites de la représentation cinématographique. Mettre en scène la vraie détresse, la souffrance, les blessures, est quelque chose de quasi impossible. On mime, on simule mais ça ne fonctionne pas : le spectateur sait qu'il regarde un corps maquillé, pas un corps qui souffre ou qui s'éteint. C'est vers cette période que Cavalier se met à filmer son quotidien avec une petite caméra vidéo. Il collectionne les images de bonheur avec toujours cette idée de dompter ainsi sa peur de la mort. Ce besoin passe aussi par le collectage d'images de corps meurtris, de morts avec toujours en tête la question de leur représentation au cinéma. « Je n'ai pratiquement jamais inventé quelque chose à partir de rien » dit-il : la réalité soutient Cavalier, que les choses existent ou aient existé lui permet de filmer. Cette question qui le taraude - comment filmer la douleur - l'amène à réaliser Libera Me. Cavalier entend parler du silence au moment de l'appel dans les camps de concentration, et c'est sur ce silence que le cinéaste va travailler. Ne pouvant reproduire la réalité des images de mort ou de souffrance, il essaye de retranscrire quelque chose de l'émotion qui nous saisit lorsque l'on est en leur présence. Cavalier cherche le mystère qui se cache derrière les gens et les choses qu’il filme. En tournant Thérèse, il cherche à saisir une partie du mystère de cette petite sœur, mais aussi le mystère de son actrice. Tout ceci pour, in fine, qu'il se comprenne un peu mieux lui-même. Avec Libera Me, il questionne autant la souffrance que ce qu’elle provoque en lui, il essaye de mettre en film ce trouble qui le saisit à longueur de journaux, de reportages, d’articles de presse, de photos.

Libera Me parle de la misère, de la peur, de la souffrance, du totalitarisme... Mais ce n'est pas un film sur le pourquoi ou le comment, c'est un film qui saisit l'essence de ce mal en filmant comment il imprègne des corps. L’utilisation des décors, dans la lignée du travail amorcé avec Thérèse, participe de cette quête d'un mystère. Il y a bien sûr une question de budget, Cavalier s'étant désormais engagé à se libérer des questions financières en limitant au maximum ses besoins, en filmant exactement avec l’argent qui lui est nécessaire afin d’évacuer toutes contraintes extérieures. Mais s'il épure ses décors, c'est pour que l’on se concentre uniquement sur ce qu’il souhaite filmer et transmettre. Dans Thérèse, il n’y a plus une seule lampe ou fenêtre dans le champ et Cavalier contrôle chaque source lumineuse à sa guise, sans avoir à justifier à l’image son origine. Radicalisant encore cette approche, il n’utilise plus ici que des ampoules de 60 watts. De même, le cyclo en teintes dégradées de Thérèse cède la place à un fond quasi noir. Pas d’extérieurs, pas de profondeur de champ, pas de mouvements de caméra, Cavalier souhaitant « Murer la perspective. C’est par là que ça fuit. Alors que dans la vie, si elle est absente, j’étouffe. » Il recherche en quelque sorte, dans ses plans d’ensemble anti-naturalistes, cette focalisation de l’attention habituellement dévolue aux seuls gros plans. Il ne filme plus que des visages, des regards, des mouvements et des objets, toutes choses qui ressortent avec un incroyable intensité. L’histoire est uniquement portée par les corps, ce qui se raconte dans les gestes, dans les regards, et l'on voit à quel point le travail de Cavalier sur ses 24 portraits a nourri ce film qui est une réinvention du geste documentaire. Il ne cherche pas d’acteurs, mais des personnes qui ont le travail inscrit dans leurs mains, leurs visages, leurs gestes. C’est à l’ANPE qu’il en trouve une partie, par une petite annonce, poursuivant son œuvre de portraits : « Le monde ouvrier est en train de disparaître et je tiens à imprimer sur pellicule des gestes, des attitudes vouées à l’oubli. »

Ce travail admirable sur l'image se poursuit dans le son. Cette dernière est étouffée, elle étouffe. On y sent, palpable, la peur de quelque chose qui empêche de dire des noms, de parler, qui n’autorise que le silence. Elle porte cette impossibilité des mots à dire la souffrance (ce film sans paroles est aussi une manière de lutter contre l’épuisement des mots par les médias). On perçoit des bruits lointains d’arrestations, de rafles. Un grondement qui monte, une révolte se joue, une lutte contre le totalitarisme et le silence. Cavalier reprend de la plus admirable manière ses réflexions amorcées dans ses deux premiers longs métrages qui traitaient déjà de la soumission, de l'oppression et de la torture. Il les poursuit mais à travers une mise en scène qui s’approche de l’idéal de cinéma qu'il recherche. Libera Me est l’aboutissement de vingt années de travail et d’exploration. Un aboutissement ponctuel, le cinéaste ne s’arrêtant pas là et partant explorer de nouveaux territoires de cinéma, toujours à la recherche de cette forme idéale de cinéma qu'il souhaite habiter. Le second mouvement de sa carrière, amorcé après La Chamade, consistait pour Alain Cavalier à se libérer d'un système de production lourd. Du Plein de Super à Un étrange voyage, il réalise des films à tout petits budgets, en famille, proches de son histoire ou de celle de ses acteurs. Avec Thérèse et Libera Me, il est dans la fiction, mais il est à la recherche d'une forme d'épure lui permettant de filmer des visages, des mains, des objets. Il peut, grâce à l'apparition des petites caméras, poursuivre dans son art en utilisant ces deux grands courants (l'intime, l'épure) et entamer ainsi une nouvelle carrière de cinéaste.

La Rencontre (1996)

Cavalier est un cinéaste multiple qui ne cesse de se remettre en question, qui a toujours besoin de nouveaux territoires à explorer. Il signe une œuvre en constante évolution, en constant renouvellement, il ne cesse de questionner son art. Cavalier a toujours voulu s’affranchir d’une forme de cinéma dominant et La Rencontre marque la dernière étape en date de cette libération. Thérèse en 1986 marquait l'avant dernière étape et annonçait la sublime série de 24 portraits et le radical et bouleversant Libera Me en 1993 : de la grâce à la douleur, sept années durant lesquelles Cavalier a renouvellé en profondeur son cinéma. En 1996, avec La Rencontre, c’est encore à une nouvelle naissance à laquelle on assiste. Profitant des nouvelles technologies, utilisant une petite caméra numérique, Cavalier sort complètement du circuit. Il travaille seul, sans production, sans collaborateurs, et se consacre au journal, à l’essai, à la caméra stylo chère à Alexandre Astruc ici poussée dans sa plus pure expression.

La Rencontre est l’aboutissement du trajet d’un cinéaste pour qui la technique, l’économie et l’art doivent se rejoindre pour pouvoir créer sereinement. Cavalier s’est toujours attaché à filmer l’éphémère, les traces, et il trouve dans les nouveaux outils vidéo la possibilité de s’approcher au plus près d’une chose et de la montrer telle qu’elle est : là, dans l’instant. Il filme des petits objets de son environnement qui font écho à l’histoire du film, à savoir sa rencontre avec sa femme : un caillou, un bibelot, une poignée de porte, une paire de chaussures. De sa femme il ne filme que des fragments de son corps, de son visage. Il souhaite avec La Rencontre filmer l’amour, directement, dans sa plus simple expression, essayer de rendre compte de sa réalité. Il souhaite également saisir ce qui disparaît, ce qui meurt, ne pas en conserver seulement la trace mais l’essence. Passionné par ces questions de cinéma, porté par son amour, Cavalier conçoit La Rencontre comme un home movie pour lui et sa femme. Comme il reste un cinéaste, et qu’un cinéaste a besoin du dialogue avec le spectateur, que sans adresse il n’y a pas de lettre, pas de film, Cavalier se dit que finalement ce petit film pourrait être distribué. Pour le kinescopage, il filme avec une caméra 35 mm un écran télé où il diffuse son film vidéo. Pour la diffusion, il s’arrange directement avec le Saint André des Arts qui lui offre quelques séances par semaines, mais pendant un an. Le temps que le film trouve tranquillement son public, qu’il mène sa petite vie de manière aussi discrète qu’il a vu le jour.

Et de fait, La Rencontre nous interpelle, dépasse le journal intime pour nous parle de cinéma, de vie. Cavalier explore toujours les rapports entre le filmeur et le filmé, entre les visages et la parole. Dans Libera Me, il évacuait toute parole pour mieux s’approcher du mystère des corps. Dans La Rencontre, il procède de manière inverse : absence des corps et omniprésence des voix. Mais c’est, par des moyens à priori contraires, la même recherche, le même geste de cinéma, l’absence de l’un renforçant la présence de l’autre. La Rencontre est un film qui laisse entièrement libre le spectateur, qui ne lui impose rien, qui lui laisse prendre possession de tout ce qui est laissé hors champ. On fait dans un même temps corps avec le narrateur, son histoire, on est directement en contact avec lui, on voyage à ses côtés. On partage directement son intériorité, les images de sa vie, sans médiation. Alain Cavalier a rejoint et renforcé une famille de cinéastes qui, de Vincent Dieutre (Entering Difference) à Eric Pauwels (Lettre d’un cinéaste à sa fille, Lettre à Jean Rouch) en passant par Robert Kramer, conçoivent un cinéma où n’existerait comme interface entre le filmeur et le spectateur que la seule toile de l’écran. La Rencontre est un film précieux, fragile et magnifique.

Vies (2000)

C'est en voyant les images tournées par Jean-François Robin pour Ce répondeur ne prend pas de messages qu'Alain Cavalier se convainc qu'il peut prendre lui-même la caméra et à partir de La Rencontre c'est en solitaire qu'il réalise dorénavant ses films. L'apparition des petites caméras numériques est une libération pour cet auteur qui attendait un tel outil depuis ses débuts de cinéaste. Il a dû patienter que la technique advienne pour qu'enfin il puisse concrétiser son véritable désir de cinéma : « De nos jours, on naît une caméra à la main. Mon seul regret, il est là : j'ai commencé trop tard pour être un bon instrumentiste ». La caméra n'est plus un « buffet Henry II manipulé par deux techniciens », la taille des mini DV lui permet de travailler comme un peintre ou un écrivain. Cavalier ne veut plus qu'un seul de ses plans ne soit conditionné par des questions d'argent. Il appelle l'indépendance de tous ses vœux. Il tourne sans équipe, ne fait plus cette « mise en scène de la mise en scène » qui est le quotidien d'un tournage classique. Libre, débarrassé de son rôle de « chef de chantier », il peut filmer dans l'instant, lutter contre ces images qui sont toujours les mêmes.

Il poursuit avec Vies le travail entamé avec les 24 portraits réalisés entre 1986 et 1990. Le film se découpe en quatre parties. Dans les trois premières, il se concentre sur trois personnes, trois amis, trois métiers : Yves, le chirurgien de l’œil qui pratique ses dernières opérations avant la retraite, Michel le boucher (qui jouait dans Libera Me) et Jean-Louis le sculpteur. Il filme de manière fascinante le travail (du moins pour les deux premiers, Jean-Louis parlant de son travail résistant à se mettre à l’ouvrage), la précision des gestes, prend plaisir à filmer de l’organique, que ce soit des pièces de boucher ou la matière d’un œil. La quatrième partie se déroule dans une maison où a séjourné et travaillé Orson Welles. Françoise Widhoff, la compagne de Cavalier (mais aussi sa productrice et monteuse) raconte son expérience (sur Vérités et mensonges) avec cet autre cinéaste. On découvre un Orson Welles qui se perd dans ses histoires, ses mensonges, autant de vies rêvées qui visiblement fascinent Cavalier. Ce dernier a du mal avec l’imaginaire, il dit ne réussir à filmer que des choses qui existent ou ont existé. S'imaginer Welles affabuler à foison est une sorte de fantasme créateur pour ce cinéaste fasciné par le quotidien. Welles est à ce moment-là dans le doute, attend plus qu’il ne crée. Une situation bien connue de Cavalier qui n’a cessé de remettre en cause son travail, de questionner chacun de ses ouvrages, et qui a été lui aussi par deux fois plongé dans l’incapacité créatrice pendant de longues années avant de trouver la force de rebondir ou le déclencheur d’une nouvelle envie de cinéma. Cavalier se retrouve aussi dans le parcours de Welles, qui a quitté au fur et à mesure sa stature de jeune prodige hyper célébré pour devenir un cinéaste errant. Mais Cavalier a sciemment choisi ce chemin alors que Welles a été abandonné et en a été profondément meurtri - Françoise Widhoff dresse un portrait très dur de l'homme, Welles paraissant aigri, dur et manipulateur. Cette trajectoire brisée permet à Cavalier de se rassurer d’avoir choisi de son propre fait ce chemin de cinéaste solitaire.

En terminant Vies sur Welles, en le liant aux trois autres portraits, Cavalier exprime bien cette idée que, pour lui, filmer est un travail qui s’apparente à celui de l’ouvrier, du manuel. Or, ici, Orson Welles ne filme plus et Cavalier capte les traces de ce désastre dans la demeure délabrée autrefois habitée par ce génie. Ce denier portrait est terrible car ce que nous donne à ressentir Cavalier c'est cet empêchement de filmer, cet empêchement du travail qui condamne un homme. Cavalier, lui, filme tous les jours, comme le boucher taille ses pièces de viande, comme le sculpteur qui peut chaque jour travailler son art car il n’est pas soumis à cette loi de l’argent qui accable le cinéma. S’il ne manie pas l’organique, la substance des images est aux yeux de Cavalier aussi réelle qu’une matière que l’on sculpte, qu’une viande que l'on découpe, qu’un œil que l'on soigne. Il travaille le réel comme le boulange pétrit sa pâte. On retrouve ainsi dans Vies l’essence du cinéma de Cavalier : l’œil, la main (les deux liés dans les opérations d'Yves), la matière (la pierre, la chair) et la création. Cette dernière est pour Cavalier ce qui lui permet de vivre. Filmer c'est arracher des choses au temps, ne plus le faire c'est disparaître. Cavalier est ici au plus proche de sa volonté de filmer des personnes, et chacune d'elle est approchée de telle manière que chaque portrait contient d’autres histoires, d’autres trajectoires. Alain Cavalier cherche à capter chez chaque personne un peu de son mystère mais aussi ce qui résonne, ce qui se partage avec les autres. Finalement, Vies ne contient pas quatre portraits mais une multitude où le spectateur a forcément sa place.

rené (2002)

René pèse 155 kilos, la balance agricole en atteste. Son objectif : atteindre « un tout petit cent » à la fin de l'été pour reconquérir sa compagne qui vient de le quitter. Sa table est devenue triste, ses opulents plateaux de fromage deviennent de maigres assiettées, son verre de vin généreusement rempli est vidé dans l'évier. René est plein de bonne volonté et son parcours est un vaillant combat contre lui-même.

René est le troisième film que Cavalier tourne seul, mais cette fois c'est une expérience de fiction et il ressort du tournage épuisé. On voit d'ailleurs dans Le Filmeur le médecin de Cavalier, que le cinéaste consulte à propos du sujet de ce film, lui recommander de ne pas toucher à cette histoire. Il ne filme pas plus de trois heures par jours, il doute beaucoup et se sent très seul. Mais ce film est important pour lui car c'est un cadeau qu'il souhaite faire à Joël Lefrançois (qui faisait une apparition en jeune docteur dans Thérèse), une fiction qui doit l'aider dans sa cure d'amaigrissement. Avec 24 portraits, Vies et René Alain Cavalier, toujours dans un geste de cinéma solitaire, met son art du « Je » au service de l'autre. Avec Les Braves, une série de trois portrait réalisés en 2009, il s'effacera complètement, se contentant de poser sa caméra et d'enregistrer la parole, souhaitant simplement servir de relais à ces histoires. Lorsqu'au début du film René lit la lettre d'Anne, qui lui annonce qu'elle le quitte, Cavalier approche sa caméra au plus près de son visage, sans aller dans le regard subjectif. Cette façon d'approcher est très symptomatique de son désir de ne plus être dans la position du « Il » du cinéma traditionnel, mais de s'approcher du « Je » sans pour autant être dans la forme du journal intime. Dans René, tout tient à la place de la caméra, à sa proximité avec le personnage René et l'acteur Joël Lefrançois, Cavalier étant dans une démarche très proche de celle qu'il avait sur Thérèse.

Lorsque Cavalier filme le corps imposant de Lefrançois au début du film, il le fait avec générosité, sans jugement. On sent cet amour qu’à Cavalier des corps et ici cette chair généreuse déborde de toute part, déborde d'amour. René est aussi bien dans ce corps qu’il s’en sent prisonnier. Il aime cette chair abondante, ces bourrelets, mais cette même opulence l’étouffe. C’est ce double mouvement qui travaille le film. Cavalier montre un corps façonné par un trop plein de plaisir : René exhale la bonne nourriture, les alcools, la sensualité et la vie. Un corps parfait si l’on ne s’attachait qu’à porter sur soi les marques d’une vie pleine et heureuse. Mais un corps devenu encombrant, lourd, dangereux, un corps qui a passé un cap et va maintenant contre le plaisir et la vie. René part donc en quête d’un nouveau corps, mais aussi d’un nouvel équilibre dans sa vie et, corrigeant son corps, il veut corriger ses rapports à ses amis, son collègue de travail, sa famille. Le prénom de René est déjà un signe : il veut renaître. L’un des plaisirs du film est que l’on ne sait jamais trop où il se situe, ce qui révèle de la fiction ou du réel. La séparation entre vrai et faux, fiction et documentaire n'est pas importante pour Cavalier : c’est ce qui résonne en lui lorsqu’il enregistre qui compte et qui fait un film. On voit ainsi René animer des spectacles pour enfants et l'on sait que c'est le métier de Joël Lefrançois. De toute manière, ce corps c'est le sien et c'est bien lui qui maigrit tout au long du film. S'il y a un personnage, il y a avant tout une personne. La relation complexe entre deux régimes d'images habituellement scindés dit aussi la complexité de René/Joël. Car derrière sa joie et ses rires, sa façon de poursuivre dans sa vie ce rôle de clown qu'il tient devant les enfants, on sent un continent à explorer. En faisant ce film, Cavalier essaye de découvrir le mystère de cet homme. En lui inventant une fiction, un double porteur de son regard, il lui offre un film qui pourrait l’aider à se comprendre et à avancer dans la vie.

C’est en trouvant chez les autres des choses qui le passionnent, qui l’éblouissent, qu'Alain Cavalier trouve de quoi vivre. Et ce qu’il trouve, il a envie de le transmettre. Malgré la qualité du regard et l'interprétation éblouissante de Joël Lefrançois, il faut avouer que l'on s'ennuie quelque peu, surtout dans une deuxième moitié qui a tendance à se déliter. Cette deuxième partie fait certes écho à la sensation qu'à René de se dissoudre, de perdre son corps, mais le montage abrupt finit par amenuiser notre sentiment d'immersion et notre proximité avec les personnages. René est un film un peu malhabile, un peu brouillon, mais c'est aussi son charme.

Le Filmeur (2005)

Pour l'émission Cinéma-Cinémas, Cavalier réalise une petite lettre en 8 mm où il évoque en à peine quinze minutes le projet de Thérèse et sa mise en condition - qui passe par vider une bouteille de vin dans l’évier, effet exagéré et assumé car « c’est de la mise en scène ». On trouve dans ce petit film de 1982 la genèse de son travail à venir. Il y parle de l’angoisse de la préparation, du fait de se retrouver seul, devant une page blanche, alors que le cinéma c’est de la couleur, du monde, qu’un film se fait à plusieurs. Il n’est pas encore à ce moment-là dans une expérience de cinéma solitaire mais les choses sont déjà en place. Il explique qu’il filme beaucoup avec sa petite caméra 8 mm, les pellicules étant « développées ou pas, car ce qui compte c’est le geste de faire le film, le geste de faire le cinéma… c’est ça qui compte ». Tout un mouvement du cinéma de Cavalier consiste à garder des traces. Il ne supporte pas de voir les choses disparaître, les souvenirs s'effacer. Ces traces, il les imprime d'abord par l'écrit mais, avec l'arrivée des petites caméras numériques, il peut les fixer en image, en faire la matière de son cinéma. Vivre et filmer sont devenus deux choses complètement imbriquées dans sa vie. Cavalier raconte qu'il s'installe dans un pièce là où il pourrait filmer, même s'il ne le fait pas : il est toujours, à chaque seconde, dans le cinéma. Lorsqu'il perd ce qu'il a tourné sur un mois (ce qui arrive dans ce film), c'est comme s'il y avait un trou dans sa vie.

Le Filmeur est ainsi construit en enregistrant, sur des images prises tout au long de plusieurs années. Ce n’est plus à partir de l’écrit que le film se forme mais à partir du geste de filmer. Cavalier passe à l'autobiographie avec Ce répondeur ne prend pas de messages, mais sous une forme encore scénarisée, en passant par la mise en scène de sa vie (il se joue dans le film). La Rencontre est un film à deux voix qui repose sur la présence de Françoise Widhoff. Avec Le Filmeur, Cavalier est vraiment dans le « Je ». La caméra crée une distance qui fait que le point de vue d'un film équivaut au « Il » de l'écrit. Alain Cavalier cherche, lui, à s'approcher du « Je » littéraire. Avec sa petite caméra et la forme du journal intime, il est dans ce « Je » ; mais ce qu'il recherche vraiment, c'est un cinéma où il n'y aurait plus ni « Il », ni « Je », un « paysage où il n'y aurait plus de mots ». Le journal intime est une sorte de « facilité » où le « Je » s'impose, mais son idéal demeure un film où il parlerait d'un tiers mais à la première personne. Thérèse, Vies, René ce sont approchés de cet idéal de cinéma. Mais cette recherche est épuisante, sans fin, et Le Filmeur fait partie de ces films dans lesquels Cavalier se ressource.

Mais s'il part de sa vie, de son intériorité,  Le Filmeur n'est pas pour autant un film replié sur lui-même. Partant de l'intime (le film est marqué par la mort du père d'Alain Cavalier, Irène s'ouvrira sur celle de sa mère) il partage énormément de choses avec le spectateur. Ce n'est pas une œuvre refermée mais bien au contraire un film d'une incroyable universalité. Le journal n’est pas une forme de cinéma où Cavalier se replie sur sa personne : « Filmer seul est le contraire de la solitude. Tout est dans l’échange avec la personne que je filme » explique-t-il ici. Ou encore, lorsqu'il filme Françoise Widhoff : « Comme elle est seule devant moi, c’est mieux aussi de l’être en face d’elle, on traite à égalité ». Cavalier s’attache à ses proches, il recherche leur confiance et filme leur abandon à la caméra. Lui-même est dans un total état d'abandon ; et de ces choses très intimes, personnelles qu'il enregistre, il extraie ce qui peut résonner avec le spectateur. Le Filmeur parle ainsi de manière bouleversante de la vieillesse (devant un arbre de Chine, Cavalier soupire « Tous les deux, on entrera dans les mois sombres. Et on attendra ensemble le printemps ») et de la mort (l’image d’Antonioni agonisant dans un chambre d’hôtel de Nice que Cavalier occupe un soir ou encore celle de son ami Claude Sautet). Cavalier évoque le regret du temps qui passe lorsqu'il filme des enfants endormis et chuchote un doux « On était comme eux ». Il met en image les pensées d'amour lorsqu'il dit que « Quand je suis loin de toi, tout me fait penser à toi » et qu'il filme des images qui incarnent cette pensée qui va vers l'être aimé. Il parle des lieux que l'on habite, d'un déménagement forcé car le loyer est trop cher, de la maison où ses parents ne peuvent plus vivre. Il y a un lien très fort entre les lieux et la vie, et Le Filmeur s'attache tout particulièrement à montrer comment on habite le monde en habitant d'abord un lieu. Et lorsque les lieux changent, c'est un peu de la mort qui gagne du terrain.

Le corps aussi est un lieu que l'on habite et Cavalier le filme sous toutes ses coutures, guettant là encore la présence de la grande faucheuse : prise de poids, blessures, maladies, rides. Cavalier trouve des bébés écureuils morts. Il les filme et ça l’apaise. Il se sent libéré en enregistrant l'image de ces petits corps morts, comme si filmer lui permettait d’apprivoiser la mort. Il y a d’autres corps d’animaux dans le film : « Comme il ne s’agit que d’animaux, personne ne me montre du doigt parce que j’enregistre la mort à son établi, comme je suis au mien en gardant des traces de vie ». Contre l'inertie de la vieillesse et de la mort, il y a donc pour lui, toujours, cet acte de filmer. Cavalier, qui a quarante-sept ans de mise en scène derrière lui, apprend encore avec ce film : « Parler et filmer en même temps... et ben je n'y suis pas encore ». Et aussi : « Je ne suis pas certain que la fin du film soit bonne. J’ai mis des mois à la chercher. La vie n’a pas de fin ». Le Filmeur est un film magnifique sur l’amour, sur la façon dont il résiste au temps qui passe, un film bouleversant sur la vie qui résiste encore et encore à la mort.

Irène (2009)

Après La Chamade, Alain Cavalier a le projet d’un film avec sa compagne Irène Tunc. Celui-ci doit être le début d’une nouvelle carrière, d’un nouvel élan, Cavalier décidant de couper radicalement avec le système du cinéma classique pour tourner un film enfin comme il l’entend. L’idée est de s’enfermer pendant cinq semaines dans leur appartement, avec un cadreur et un ingénieur du son, et qu’au bout de ce laps de temps, en descendant l’escalier, il y ait un film. Mais deux semaines avant qu’ils ne se lancent dans ce tournage, Irène meurt dans un accident de voiture. Ce film est un trou noir dans sa carrière de cinéaste et dans sa vie. Irène est un film blanc qui vient quarante ans plus tard combler ce manque, ce vide, cette nuit.

Depuis sa brutale disparition en 1972, Alain Cavalier continue à vivre avec Irène. Il a fait la paix avec cette histoire, elle fait maintenant partie de son quotidien, de sa vie, et Irène est une présence qui l'accompagne constamment comme la petite Thérèse à qui il a consacré l'un de ses plus beaux films. Mais ces dernières années, Irène prend de plus en plus corps, sa présence est de plus en plus tangible. Cavalier saisit donc sa caméra et fait le point sur sa vie avec ce fantôme. Un moment, il pense la faire incarner par une actrice dans un film de fiction. Mais lorsqu’un corps mime Irène, celle-ci disparaît. Il la retrouve bien plus vivante et proche dans un objet, un élément du décor. Un édredon plié sur une couette défaite, c’est Irène. Et la façon dont Cavalier filme et parle de cet édredon fait que nous aussi nous la voyons. C'est ainsi que se construit le film, sur des images et des mots qui accompagnent. Pour raconter sa propre naissance, Cavalier plante un œuf dans une pastèque : une image osée mais d'une intense vérité lorsqu'elle est enrobée par la parole. Celle-ci navigue entre la poésie, le trivial, l'humour, l'amour et la haine. Des mots parfois très durs, très violents, mais qui sont comme apaisés, étouffés par la voix douce et chuchotée du cinéaste.

Avec Irène, Cavalier est au sommet de son art, parvenant enfin à filmer en parlant, manière de faire du cinéma qu’il recherche depuis qu’il a quitté la production classique pour arpenter de nouveaux territoires de cinéma, seul avec sa petite caméra vidéo. Filmer en parlant ce n’est pas rien, c’est parvenir à faire un pont entre soi et le monde, entre ce qui révèle de l’intime et du visible. Capter dans un même mouvement l’image du monde, sa musique et sa propre parole, c’est mettre la pensée en cinéma. « Irène », et plus largement les journaux filmés de Cavalier, ne sont pas de simples confessions, des récits autobiographiques : ce sont des passerelles tendues entre le cinéaste et le monde, où le spectateur a pleinement sa place. En refusant de montrer pendant toute une partie du film le visage d'Irène, Cavalier interdit au film d'être un tête à tête entre lui et son aimée, sa disparue. Il laisse de la place au spectateur, l'invite dans le film, dans leur histoire. Irène c'est la (re)naissance d'une personne à partir du cahier-journal tenu par Cavalier au moment du drame. Le « Je » de ces (magnifiques) écrits donne naissance à un tiers. Les deux présences se fondent, l'une n'allant pas sans l'autre. C'est Irène qui a nourri l'écrit, c'est l'écrit qui la rappelle. Ce mouvement de balancier, cette fusion, s'opère par la magie du cinéma, par les images, les sons, la parole. Avec ce film, Alain Cavalier a enfin atteint son horizon de cinéaste : construire tout un film sur l'autre depuis le « Je », percer le mystère d'un être et nous le transmettre. Irène est un film bouleversant, drôle, tragique et poétique. Mais c'est surtout un geste de cinéma magistral.

Pater (2011)

Alain et Vincent aiment se retrouver pour discuter cinéma, politique ou cuisine. Un jour, Alain se propose de devenir Président de la République, et demande alors à Vincent s’il veut bien devenir son Premier ministre. Le tout en se filmant en permanence. Durant les premières minutes de Pater, on se demande un peu à quel type d’objet cinématographique on a bien affaire, tant les frontières déjà habituellement poreuses entre documentaire et fiction sont ici joyeusement détournées. Et puis, progressivement, on arrête de se demander si Vincent Lindon est Vincent Lindon ou le Premier ministre, ou si Vincent Lindon en train de jouer un Premier ministre ou… pour comprendre que l’idée fondamentale dans ce projet est bien avant tout celle du jeu. Et l'on se met alors à observer un cinéaste bientôt octogénaire et un comédien n’ayant plus grand-chose à prouver s’adonner à ce plaisir ludique de cour de récré : « Et si on dirait que je serais le Président et que toi tu serais le Premier ministre » ! Évidemment ceux qui s’attendaient, compte tenu du postulat initial, à une réflexion politique autour du rôle de nos hommes d’État seront frustrés par la faible teneur "idéologique" du projet (cet aspect-là se contente de tourner autour de la question de l’instauration par la loi d’un salaire maximal), mais les autres auront de quoi jubiler face au rafraîchissant plaisir enfantin dégagé par les deux protagonistes principaux de ce drôle de film (d’autres "acteurs" interviennent ponctuellement, sans que l’on sache d’ailleurs pour certains à quoi ils servent !).

Il faut voir Alain Cavalier, les yeux pétillant de malice, venir proposer sa nouvelle péripétie à Vincent Lindon et celui-ci contenir le fou rire qui monte, pour saisir dans quelle mesure le jeu et l’artifice servent parfois de révélateurs au vrai. Car Pater n’est évidemment pas que le délire régressif de deux adultes à la poursuite de leur enfance, et c’est justement lorsque le film affirme la conscience de sa nature indécise, confuse, qu’il touche à une singulière beauté. A travers les relations entre le cinéaste et son comédien, entre le Président et le Premier ministre, entre le vieux et le jeune, Pater tisse un réseau de filiations, interrogeant le lien entre les choses autant que le temps qui passe. Ainsi, s’observant dans un miroir, le cinéaste décide de se faire opérer d’un début de goitre qui lui rappelle trop la figure de son propre père (la démarche, récurrente chez Cavalier, rappelle également Agnès Varda filmant ses taches de vieillesse avec une émotion tremblotante). Et ce flambeau qu’il transmet, dans la partie finale, à son Premier ministre ressemble également à un passage de génération et vient interroger le rapport du cinéaste à son acteur : filme-t-on ce qu’on désirerait être et que l’on n’est pas ou plus ? Alors, dans un acte final bouleversant de complicité, Vincent Lindon et Alain Cavalier réinventent le champ/contrechamp. Simple et lumineux.

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Entretien avec Alain Cavalier

Par Olivier Bitoun, Ronny Chester (L'insoumis), Antoinr Royer (Pater) - le 19 décembre 2013