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Critique de film
Le film
Affiche du film

Taking Off

L'histoire

Les Tyne sont une famille typique de la bourgeoisie new-yorkaise. Il y a Larry (Buck Henry), qui essaye tant bien que mal de passer la crise de la quarantaine avec l'aide de son psychiatre, Lynn qui s'épanouit dans son rôle de femme au foyer et Jeannie (Linnea Heacock), quinze ans, qui fugue pour rejoindre les jeunes hippies de Central Park.

Analyse et critique

Tchécoslovaquie, août 68 : l'intervention des tanks de Moscou marque la fin du Printemps de Prague. Milos Forman, qui se trouve alors à Paris où il travaille sur un projet de film américain pour la Paramount, décide de ne pas retourner dans son pays et se rend aux États-Unis. Le courant réformiste frémissant ayant été écrasé par les troupes du Pacte de Varsovie, Forman sait qu'il n'aura plus aucune latitude pour tourner librement ses films. Rappelons qu' Au feu les pompiers, réalisé en 1967, a été interdit par la censure et que Forman a même été sommé par décision de justice de rembourser les frais liés à la production du film, étant même accusé de tentative de sabotage de l'économie socialiste ! En effet Carlo Ponti, le co-producteur italien, détestant le film, avait sommé l'État tchèque de lui rembourser les sommes engagées sous prétexte de non respect de contrat par Forman. (1)

D'un continent à l'autre, d'une révolution avortée à une autre. Forman découvre en effet un pays profondément bouleversé par les revendications de toute une frange de la population : une partie de la jeunesse crie sa colère et rejette le modèle parental et une société dans laquelle elle ne se reconnait pas, les mouvements pour les droits civiques continuent à se durcir, le drame des émeutes de Watts et l'assassinat de Martin Luther King sont encore dans toutes les mémoires, les manifestations pacifistes réclamant l'arrêt de l'intervention américaine au Vietnam se multiplient... le pays est en pleine ébullition. Mais dans les milieux artistiques qu’il commence à fréquenter, Forman n'entend parler que de drogues, d’expériences psychédéliques et de libération sexuelle. Il constate que les revendications politiques et sociales de la rue n'intéressent pas l'élite culturelle et artistique, et que le mouvement en marche aux Etats-Unis se résume pour ces bourgeois contestataires au slogan « Sexe, drogue et rock'n roll ». Malheureusement, cette tendance à écarter le fond au profit du plaisir immédiat que promet le Flower Power est aussi partagée par toute une partie de la jeunesse, très peu politisée, ce qui n'est pas sans troubler le cinéaste qui a vu dans son pays des jeunes risquer leurs vies pour gagner leur liberté.

Hollywood a été profondément secoué par le succès d'Easy Rider et les studios se demandant comment récupérer cet engouement pour un cinéma différent à des fins mercantiles. C'est ainsi que les pontes de la Universal décident de produire de jeunes cinéastes dans le cadre de films « indépendants » et à petits budgets. Alors que le public boude de plus en plus les anciennes formules hollywoodiennes, Universal et d'autres studios espèrent ainsi reproduire l'inattendu succès commercial du film de Dennis Hopper en surfant sur la vague contestataire de la jeunesse et son désir de nouveauté. C'est ainsi que Peter Fonda réalise l'étonnant L'Homme sans frontière, Monte Hellman le non moins surprenant Macadam à deux voies et que Forman trouve l'opportunité de tourner son premier film américain, la Paramount ayant entretemps mis un coup d'arrêt au projet sur lequel il travaillait jusqu'ici. Le cinéaste est soutenu par Michael Hausman, un jeune homme de bonne famille fou de cinéma qui, malgré le fait qu'il ait été déshérité par ses riches parents, parvient à réunir les fonds pour que le cinéaste puisse boucler la production du film. Le budget est de 851 000 dollars et Forman tourne avec une toute petite équipe, bénéficiant par contre de neuf semaines de tournage, quatre mois de montage et d'une totale liberté pour l'écriture du scénario, les choix de mise en scène, les lieux de tournage (tout est en fait tourné en décors naturels) et le casting. Il obtient même une dérogation exceptionnelle du syndicat des techniciens pour faire travailler son compatriote Miroslav Ondrícek, chef opérateur qui a débuté en même temps que lui sur le documentaire Konkurs en 1964 et qui collaborera avec Forman jusqu'à Valmont en 1989. Mais avant ce tournage en famille, où Forman laisse une grande part à l'improvisation, il y a un long et difficile travail d'écriture auquel il doit se livrer. Il est censé faire pour ainsi dire œuvre de sociologue or il se trouve souvent démuni face à ce qu'il voit, il n'a pas toutes les clefs, il est plein de doutes et découvre pour ainsi dire l'Amérique en écrivant le film.

Le déclic lui vient à la lecture de l'interview d'un père dont la fille fugueuse a été assassinée dans le milieu hippie. C'est en partant de ce fait divers - et de la chanson She's Leaving Home des Beatles - et en discutant de ce projet avec son ami Jean-Claude Carrière que le scénario se construit peu à peu. Il développe avec le scénariste français différentes idées, ils enquêtent, interrogent des jeunes hippies et des parents inquiets pour l'avenir de leur progéniture. L'écriture s'avère longue et fastidieuse car les deux hommes ne savent pas vraiment par quel bout prendre ce mouvement de la jeunesse, mais aussi car il ne se sentent pas à l'aise avec le fait de devoir écrire en anglais. Forman fait alors appel à John Klein qui finalise une première version du scénario, puis à l'auteur dramatique John Guarm (qui écrira par la suite Atlantic City pour Louis Malle et la pièce Six degrés de séparation qui sera portée à l'écran par Fred Schepisi) qui peaufine le tout et notamment les dialogues.

Ce que Forman souhaite évoquer, c'est la déchirure de la société américaine à travers l'observation d'une famille de la upper middle class, soit sur le papier une comédie satirique dans la lignée de ses premiers films tchèques. Il dépeint ainsi d’un côté une jeunesse rebelle et de l'autre des parents paralysés par le conservatisme, obsédés par le confort et la sécurité. Mais plutôt que de stigmatiser ou de se moquer de l'arrière-garde en vantant la liberté de la jeune génération, Forman montre d'un côté une jeune absente et silencieuse et de l'autre des adultes déboussolés qui essayent de ressouder vaille que vaille une cellule familiale qui a perdu ses repères.

Le film débute sur une audition (2) de jeunes filles à laquelle participe en cachette Jeannie. (3) Interchangeables (4), elles passent une à une devant un jury que l’on devine en train de faire le casting d’une comédie musicale psychédélique à la Hair. Jeannie ne voit pas qu’une marchandisation du Flower Power est à l’œuvre, fascinée qu'elle est par ces femmes libérées, comme cette camarade qui a pris un acide pour combattre le trac. De retour chez elle, visiblement en plein trip de LSD, elle trouve ses parents en pleine dispute et fugue derechef du domicile familial. Forman la quitte alors pour suivre Lynn se morfondant avec un couple d'amis et Larry qui part à la recherche de leur fille dans les quartiers interlopes et les bars de Brooklyn. La forme du film - un montage parallèle entre les scènes d’audition et le parcours des parents – porte en son sein l’image d’une Amérique fracturée et visiblement irréconciliable. Il faut noter à ce propos le fantastique travail de Forman et de son monteur John Carter, qui parviennent à rendre extrêmement fluide cette construction éclatée et syncopée. Les scènes entre parents et enfants s'entrechoquent, se coupent, ce qui donne le sentiment de rupture et d'incommunicabilité qui est au cœur du film. Mais dans un même temps, il y a de multiples liaisons sonores entre ces séquences : les chansons qu'interprètent les jeunes de l'audition se poursuivent de manière extra-diégétique sur les scènes avec les parents, les paroles commentant alors ironiquement leurs actions. Autre exemple : à la fin d'une chanson, ce n'est pas le public des jeunes qui applaudit, mais les parents qui le font certes pour une toute autre raison, mais le lien entre les deux monde est ainsi mis en avant. Ces éléments forment une sorte de contre-courant à ce que le récit montre, suggérant ce désir de communication entre les générations, cette envie de retrouvailles, cette envie de jeter une passerelle au-dessus du fossé qui s'est créé entre eux.



Toute la force et l’originalité de Taking Off tient dans ce refus de Milos Forman de se placer d’un côté ou de l’autre de la barrière. Le regard qu’il porte sur la jeunesse n’est guère tendre, celle-ci étant présentée comme inconséquente et égoïste, ce qui le place à contre-courant de ses collègues cinéastes européens qui viennent eux aussi de réaliser leurs premiers films américains (Agnès Varda avec Lion's Love et Jacques Demy avec Model Shop en 1969, Michelangelo Antonioni avec Zabriskie Point en 1970) et qui sont eux dans la fascination pour le Flower Power et la contre-culture. Forman refuse ainsi les passages obligés de ce qui ressemble de plus en plus à une formule toute faite : la nudité, l'éloge des paradis artificiels, les sittings, la vie en communauté, les concerts... Sans être agressif envers la jeunesse, il montre la façon dont ils sont manipulés, avalés par le système : le jeune ami de Jeannie qui gagne une fortune, le casting de chanteuses qui n'est qu'un nouvel avatar de cette compétition pourtant stigmatisée par la jeunesse... les paroles libertaires des chansons ne changent rien à la donne : ces jeunes ne font malgré eux que reproduire le fonctionnement capitaliste qu'ils entendent dénoncer.

Dans un même temps, Forman montre des adolescents mutiques et silencieux, à l’image de Jeannie qui ne dit quasiment aucun mot de tout le film. Ils sont complètement dépourvus face à une société, des valeurs dans lesquelles ils ne se reconnaissent absolument plus. Ils n'ont pas de réelle alternative à proposer sortis des slogans, et son désemparés par le fait qu'ils ne parviennent pas à transformer leur belle utopie en révolution. Au départ, Forman et Carrière comptaient écrire sur cette jeunesse et ont suivi pour élaborer leur scénario les hippies de Central Park et de Greenwich Village, recueillant moult histoires et témoignages. Seulement, ils ne trouvent au final guère pertinente cette jeunesse plus intéressée par l'idée de s'adonner aux expériences hallucinogènes, à expérimenter l'amour libre et à se perdre dans les fumées illicites que par la création d'un nouvelle société. Et au final, c'est contre toute attente chez leurs parents qu'ils voient quelque chose de passionnant à raconter.

Le film s’attache ainsi essentiellement à Lynn et Larry, laissant Jeannie et la jeunesse hippie en toile de fond, de plus en plus absents. Ce que capte Forman, c'est l'angoisse des parents qui voient leurs enfants leur échapper, leur sensation d’être devant un vide. Ils sentent qu'ils n’ont plus rien à partager, à transmettre, ce qui les pousse à s'interroger sur ce qu'est réellement la famille, l’adolescence, la responsabilité parentale, ce fossé des générations dont on ne cesse de leur parler. S’il caricature leur petite vie bourgeoise, leurs multiples frustrations (surtout sexuelles), Forman les montre aussi pleins de bonne volonté, simplement perdus face à une jeunesse sur laquelle ils n’ont plus aucune prise. Ce sont eux qui avancent dans le film, se remettent en cause et évoluent. Et alors que les jeunes filles répètent à l’unisson lors de l’audition les pires clichés musicaux de l’époque, Lynn et Larry s’amusent, redécouvrent le plaisir de la séduction et planent même lors d’une hilarante séquence d’initiation à la marijuana. Ce sont eux qui fument dans le film et qui assistent à la formidable prestation scénique d'Ike et Tina Turner. Ce sont eux qui donne le ton mi-comique, mi-dépressif du film, les excellents Buck Henry (scénariste pour Mike Nichols de Catch 22 et du Lauréat) et Lynn Carlin (inoubliable actrice de Faces) brillant dans ces deux registres.

S'il y a quelques passages très drôles, ce que l'on retient de Taking Off avant tout, ce sont tous ces moments où Lynn et Larry ont peur, doutent, s'inquiètent pour leur fille. Ce sont de bons parents, attentionnés, et s'ils semblent à côté de la plaque c'est qu'ils n'ont pas vu ce qui se joue dehors. Trop soucieux de protéger leur cocon familial, ils sont trop longtemps restés aveugles aux envies et aux rêves de leur fille, n'ont pas su voir la déréliction de cette jeunesse qui se voudrait révolutionnaire. En fait, il n'y a rien de grave, pas de grande crise ou de grand drame qui viendrait expliquer le fossé qui s'est créé dans cette famille tranquille. La fissure vient d'ailleurs, d'un dérèglement général de la société, de cette compétition acharnée qui la caractérise, d'un manque de communication, d'un individualisme forcené... toutes choses qui grignotent de l'intérieur l'Amérique mais que l'on devine facilement transposable à bien d'autres nations.

Milos Forman abandonne le ton caustique et sévère qui caractérisait ses premiers films pour se laisser porter par ses personnages, s'attachant à les dépeindre avec délicatesse, en demi teinte et non en jouant sur les contrastes ce qui, au vu du sujet et des ses précédentes réalisations, était ce que l'on aurait pu attendre de sa part. Mais Forman prend une voie moins évidente, attendue et donc commercialement bien plus risquée. Les producteurs s'attendaient certainement à une satire visant un camp ou l'autre, une vision partisane qui leur aurait permis de facilement cibler un type de public. Aussi, ils sont déroutés par le scénario de Forman et Carrière et montrent très peu d'empressement à défendre le film à sa sortie. Celui-ci passe complètement inaperçu aux Etats-Unis, mais reçoit heureusement un bel accueil en Europe, remportant au passage le Grand Prix du Jury au Festival de Cannes.

Film de l'entre-deux, Taking Off ne verse donc jamais dans la pure comédie. Il y a toujours un poids, quelque chose d'amer qui le sous-tend. Ainsi, dans la scène restée célèbre où Lynn et Larry, enfumés, se lancent dans un strip-poker avec un couple d'amis, on sent leur plaisir à se laisser aller, à baisser pour une fois la garde. Mais en un tour de main, leur conservatisme, la peur du regard des autres reprennent le dessus et tout ce qu'ils auront appris de cette expérience, c'est qu'ils sont incapables pour l'heure de sortir du rôle qu'ils se sont assignés, que la société américaine leur a confié. Jeannie ne se libère pas plus en fuguant, elle commence à comprendre que cette jeunesse frondeuse à laquelle elle se sent appartenir est en fait perdue et incapable d'imaginer une nouveau modèle de société. Quelque part, Forman anticipe déjà la fin du Flower Power, comme si le fait d'avoir vu dans son pays natal les rêves de la jeunesse écrasés sous les chars ne lui laissait que peu d'espoir quant à l'avenir de cette autre utopie.

Le cinéaste dépeint une période transitoire où, quelle que soit la génération à laquelle on appartient, tout semble flou, lointain. En refusant de prendre parti, en posant un regard caustique, amusé mais aussi plein de tendresse sur la jeunesse et sur l’ancienne garde, Milos Forman réalise un portrait passionnant et plein d’enseignements sur ces 70’s décidément bien plus riches et complexes que ce que les habituelles caricatures partisanes (d’un camp comme de l’autre) laissent habituellement entendre. Plutôt que de plaquer ses à priori ou de se laisser aller à la fascination pour la révolte de la jeunesse, Forman a su avec ce film regarder l'Amérique pour essayer de la comprendre. Cette attitude est la marque d'un cinéaste d'une infinie honnêteté et pour qui rien ne compte plus que la liberté. Il ne s'agissait pas dès lors pour lui d'enfermer ses personnages dans des rôles, de leur attribuer des fonctions au sein d'un réquisitoire ou d'une caricature, mais bien d'aller chercher leur vérité. Pour toutes ces raisons, Taking Off est un film indispensable.


(1) François Truffaut et Claude Berri (ci-contre à droite avec Milos Forman) viendront en aide au cinéaste en rachetant les droits du film à Carlo Ponti.
(2) Le premier essai de Forman en tant que réalisateur avait déjà pour sujet une audition (Konkurs, 1964)
(3) Milos Forman a découvert la jeune Linnea Heacock dans les travaux de sa compagne Marie-Ellen Mark, qui a fait un important travail photographique autour des jeunes hippies de Central Park.
(4) Même si on peut voir passer Kathy Bates qui, à vingt-deux ans, fait sa première apparition au cinéma, ainsi que Jessica Harper. Au rayon découvertes, on remarque également la future chanteuse Carly Simon.

Dans les salles


Film réédité en salle par Carlotta

Date de sortie : 14 juillet 2010

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 5 mars 2011