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Critique de film
Le film

Sylvia Scarlett

L'histoire

A Marseille, la jeune Sylvia est endeuillée par la disparition de sa mère. Revenant de l’enterrement de son épouse, Henry Scarlett avoue à sa fille qu’il doit fuir le pays sur le champ car il va bientôt être accusé de malversations financières par son employeur. Pour ne pas éveiller les soupçons des autorités, Sylvia se coupe les cheveux et entreprend de se faire passer pour un garçon, prénommé Sylvester, afin d’accompagner son père en Angleterre. Sur le bateau ferry qui les emmène, ils font la connaissance de Jimmy Monkley, un escroc séduisant et manipulateur, qui n’hésite pas à dénoncer Henry à la douane afin d’écouler tranquillement sa contrebande. Un hasard les fait se rencontrer tous les trois à nouveau et marque le début de leur association. Ils vont en effet s’unir pour gagner de l’argent en ourdissant de petites combines plus ou moins malheureuses qui vont finalement les emmener dans la campagne anglaise où ils se produiront dans un spectacle itinérant de leur crû. Sylvia y fait la connaissance d’un artiste bourgeois un peu volage de qui elle s’éprend alors que ses sentiments pour Jimmy ne sont toujours pas très clairs. Il va peut-être être temps pour Sylvester de faire tomber les masques et de s’effacer derrière Sylvia.

Analyse et critique

Sylvia Scarlett est la troisième collaboration entre George Cukor et Katharine Hepburn que le cinéaste avait révélée dans Héritage (A Bill of Divorcement, 1932), le premier film de la future star hollywoodienne. Cukor, portraitiste distingué, clairvoyant et délicat des femmes dans toutes leur splendeur, interrogations et contradictions, qui a dirigé ainsi la majorité des grandes actrices de l’usine à rêves, avait trouvé en Hepburn une partenaire privilégiée puisqu’ils travaillèrent ensemble sur huit films. On se souvient particulièrement des comédies telles que Vacances (1938), Madame porte la culotte (1949), Mademoiselle Gagne-tout (1952) et surtout le formidable Indiscrétions (1940) avec James Stewart et Cary Grant. En 1935, le futur cinéaste de My Fair Lady (1964) se préparait à secouer un peu les spectateurs américains en livrant une satire légère et un peu cruelle des mœurs de l’époque avec Sylvia Scarlett. Mal lui en a pris si l’on se fie à la réception que connut ce long métrage dès sa sortie. Le film fut accueilli avec véhémence, le public ne se priva pas de huer le spectacle proposé et de quitter la salle avant la fin. Les critiques entonnèrent le même refrain et démolirent le film dans la presse. Katharine Hepburn se sentit même obligée de s’excuser devant le producteur et Cukor se contenta de faire la sourde oreille. Heureusement pour la carrière des deux artistes, leurs travaux à venir seront vite récompensés d’éloges et effacèrent ce souvenir pénible.

Bien des années plus tard, Sylvia Scarlett fut redécouvert d’une certaine façon par la communauté homosexuelle qui vit dans cette œuvre un terrain d’expression pour la confusion des sentiments et des identités et le jeu avec la sexualité. Sans aller jusqu’à parler de récupération, on peut affirmer que cette interprétation ne doit pas être très éloignée de la vision originale de Cukor et du scénario qu’il eût à adapter. Plus généralement, le film fut évalué à la hausse avec les années, peut-être plus en raison de ce qu’il se proposait de raconter que de son traitement artistique. En effet, ce n’est pas faire injure à George Cukor que de dire que son art de la mise en scène se situait bien en deçà de celui d’un Hawks, Capra ou McCarey, malgré ses nombreuses réussites qui tinrent plus de son expérience théâtrale, de ses collaborations fructueuses avec la crème des comédiens, et du recours régulier à de grands techniciens de l’image. Ce qui importe plutôt ici est la manière dont s’articulent les différentes parties d’une histoire étrangement structurée en saynètes souvent désunies et qui soutiennent une charge contre la dictature des apparences. Cukor, en connaisseur malicieux des choses du spectacle, use et abuse de ruptures de ton qui sont tout autant de volte-face dans la continuité psychologique des personnages. Ces derniers arborent plusieurs facettes qui non seulement servent de support à la comédie, mais traduisent aussi et surtout une perte de l’identité, ou du moins un questionnement. Plus le film avance et plus on s’interroge sur la nature du film : comédie ou drame ? Une grande première partie de Sylvia Scarlett confine à la comédie de mœurs élémentaire, avec ses protagonistes haut en couleur et ses quelques gags attendus. Puis le film prend un virage plus dramatique avec des personnages marginaux en perte de repères et à la recherche d’une stabilité qui les fuit, à l’image de leur mouvement perpétuel. Ces touches tragiques sont légères (il y a tout de même mort d’homme), nous ne tombons pas dans le mélodrame pour autant. Mais on peut comprendre que le spectateur lambda des années 30 ait pu se sentir déstabilisé.

Sylvia Scarlett joue parfois habilement avec les conventions du genre (la comédie de mœurs) et n’hésite pas à bafouer les règles de la bienséance. Les sous-entendus sexuels pullulent, de même que les couples, une fois l’histoire bien installée dans la campagne anglaise près de la mer, se lancent dans des opérations de séduction et se font puis se défont dans une allégresse générale avant de laisser paraître une certaine détresse. L’immoralité pointe souvent (aucun des trois protagonistes principaux n’est réellement un personne recommandable selon les critères retenus dans la bonne société), mais de manière non ostentatoire, et toujours portée par un esprit comique qui fait passer certaines audaces. Mais il ne faut pas s’emporter, nous ne sommes jamais chez Lubitsch ! On se demande néanmoins comment les responsables de l’application du code Hays, mis en place au début des années 1930, ont pu laisser passer certaines situations en contradiction avec leur témoignage de moralité. Sans doute en raison de l’échec critique et commercial du film. D’où vient alors le sentiment de déception qui peut parcourir le cinéphile à la vision de Sylvia Scarlett ? Les thèmes sont certes alléchants et les acteurs se démènent comme de beaux diables. Le problème se situe en premier lieu dans un scénario qui aurait du nécessiter d’une réelle maîtrise cinématographique pour faire accepter sa construction hiératique et ses ruptures de ton et ménager ses effets. Le film manque singulièrement de rythme, dans son découpage comme dans son montage. De plus, en dehors de quelques plans étudiés, jamais la mise en scène ne fait montre d’une quelconque originalité, ni dans son mouvement intérieur, ni dans ses choix de cadre. Enfin, une happy end conventionnelle et saugrenue vient contredire la tournure dramatique et audacieuse qu’avaient pris les événements (on aurait volontiers souhaité une autre fin pour les personnages de Katharine Hepburn et Cary Grant, plus conforme à leurs pérégrinations). Vingt-quatre ans après le film de Cukor, Certains l’aiment chaud du génial Billy Wilder saura traiter de thèmes similaires avec une autre ambition, aussi bien dans son traitement scénaristique que visuel.

Sylvia Scarlett reste néanmoins plaisant si l’on se concentre sur les performances des comédiens. Katharine Hepburn, pour qui a été écrit le rôle, irradie totalement l’écran. Ses qualités athlétiques et son visage osseux rendent crédible sa transformation en jeune homme sans que jamais elle ne perde sa féminité que quelques gros plans réussissent à mettre en valeur. Son aspect androgyne donne, dans cette production hollywoodienne de série, une nouvelle idée de la séduction qui a certainement du choquer le public de 1935. Grâce à sa classe naturelle, son énergie et son espièglerie, Hepburn virevolte, minaude, bataille, émeut. Elle parvient même à parler le français sans trop se ridiculiser. Le film met en avant une héroïne forte et l’actrice a su saisir son personnage à bras-le-corps. Ce qui n’empêche pas un certain Cary Grant de lui voler quelques scènes. Cary Grant apparaît en très grande forme et excelle en arnaqueur sophistiqué, flegmatique et persifleur. Ses origines populaires (l'acteur anglais débuta dans une troupe ambulante et fit différents métiers avant d’enchaîner les comédies musicales) et ses manières plus aristocratiques forment un mélange détonnant de cynisme et de drôlerie (son accent cockney qu’il prend et perd successivement en rajoute dans la dérision). Le film donne parfois l’impression, malheureusement, de décrire deux trajectoires différentes, celles de Sylvia Scarlett et de Jimmy Monckley, mais la complémentarité entre les deux comédiens n’en pâtit pas trop. Il faudra néanmoins attendre Vacances, Indiscrétions et surtout L'Impossible M. Bébé (1938) de Howard Hawks pour observer ce duo magnifique à son sommet.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 28 mars 2005