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Critique de film
Le film
Affiche du film

Suspiria

L'histoire

Etudiante américaine, la jeune Suzy Bannion se rend à la prestigieuse Académie de Danse de Fribourg en Allemagne afin de perfectionner sa technique. Arrivée une nuit d’orage, elle croise une élève qui s’enfuit en prononçant des phrases incompréhensibles. Elle sera sauvagement assassinée quelques heures plus tard. Intégrant enfin l’école, Suzy est vite troublée par des événements étranges, et comprend rapidement que ceux qui cherchent à en savoir plus connaissent une mort atroce, et que le mot "sorcière" n’est pas vide de sens.

Analyse et critique

Le cauchemar commence dès le début du générique. Le noir se fait, et déjà nos oreilles sont assaillies par un roulement de percussion mêlé de crissements, qui bientôt se change en une mélopée entêtante, aux sons étranges, le malaise s’installe. Une voix, celle de Dario Argento dans la version italienne, introduit l’histoire façon "Il était une fois" mais quelque chose n’est pas normal, et avant qu’on ait pu se demander quoi, la narration est engloutie par la musique et le retour des tambours, qui va crescendo jusqu’à l’irruption brutale de l’image. Un plan sur un panneau d’arrivées d’aéroport, des noms familiers, Rome, New York - on ne le sait pas encore, mais ce sont les lieux où sont basées les deux autres Maisons, le piège se referme déjà -, des bruits d’ambiance connus. Pourtant, des éclairages inhabituellement violents ne font pas retomber la tension. Et dès le troisième plan, sur la porte de sortie, les sons de l’aéroport s’effacent pour laisser à nouveau la place à l’inquiétante mélodie du générique. Deux plans montrent le mécanisme de fonctionnement de la porte, dont le bruit est sur-amplifié ; les gros plans lui donnent l’apparence d’une machine de mort et font perdre au spectateur ses points de repère ; assailli par les éclairs de couleurs et la bande-son saturée, ce dernier est aussi perdu que Jessica Harper tentant de se faire comprendre du chauffeur de taxi. Les choses ne s’arrangent pas une fois que la voiture a démarré : la caméra panote vers la droite et cadre une coulée d’eau, dont elle se rapproche en deux plans successifs. Pour nous révéler quoi ? Rien. Le même procédé sera répété quelques instants plus tard sur une bouche d’égout. Les repères et le regard du spectateur sont brouillés.

Repères qui vont être encore plus mis à mal lors de la mythique première séquence de meurtre, que de nombreux cinéastes hésiteraient à placer en climax de leurs films, et qu’Argento nous inflige dans les dix premières minutes. Regardons simplement sa manière très particulière de gérer le découpage et l’espace : ainsi, lorsque le visage de Pat traverse la fenêtre et que ses hurlements se font entendre, le plan suivant montre son hôtesse frappant à la porte, sans que nous l’aillons vue entendre les cris de son amie puis se porter à son secours. Effet d’ellipse, certes, mais particulièrement déstabilisant. Un effet similaire se produit quelques plans plus tard, puisqu’on retrouve Pat et son agresseur dans un lieu indéterminé, qui n’est assurément plus sa chambre, et se révèlera être la pièce qui surplombe la verrière du plafond de l’entrée. Comment sont-ils arrivés là ? Mystère, et d’ailleurs cela n’a guère d’importance. Argento ne souhaite que nous plonger en plein chaos.

Suspiria est généralement considéré comme une œuvre de rupture dans la carrière de Dario Argento. C’est effectivement la première fois que le cinéaste s’attaque au genre fantastique. Pourtant, si l’on regarde attentivement sa filmographie, on s’aperçoit qu’il y a eu une progression notable et régulière, si l’on excepte la parenthèse des Cinq jours de Milan. La trilogie animalière a débuté dans le giallo pur et dur, mais on note déjà des notes oniriques : ainsi, dans la version complète de Quatre mouches de velours gris, le héros était obsédé par la rêverie d’une décapitation publique à l’atmosphère insolite. Quant aux Frissons de l’angoisse, ont peut le voir comme une passerelle entre giallo et film fantastique, tant le film est jalonné d’éléments quasi irréels. Suspiria franchit une nouvelle étape : désormais le fantastique fait partie intégrante de la narration, et l’identité des tueurs n’a plus guère d’importance : qui se soucie de savoir à qui appartient le bras traversant la fenêtre dans la scène d’ouverture ? Mais il s’agit essentiellement d’une rupture d’ordre esthétique : les précédents giallos d’Argento étaient marqués par un éclairage "naturel" très blanc, qu’il retrouvera lors de sa collaboration suivante avec Tovoli, Ténèbres. Ici, il réinvente pour ainsi dire le cinéma en couleurs en replongeant à la source - ses influences déclarées, outre les pionniers du Technicolor, sont les premiers longs métrages de Walt Disney. Et les couleurs employées sont volontairement outrées, primaires, sans justification autre que leur beauté brute. Elle ne sont que fort rarement justifiées par des éléments du décor, et semblent au contraire peintes sur les murs et le corps des actrices.

D’où vient Suspiria ? Par certains aspects, la filiation avec le cinéma de Mario Bava est évidente, en ce sens qu’il prolonge et décuple ses expériences sur la couleur, que ce soit dans Six femmes pour l’assassin ou La Goutte d’eau, dernier segment des Trois visages de la peur. L’influence de La Résidence de Narciso Ibáñez Serrador ou de L’Effroyable secret du Dr. Hichcock de Riccardo Freda, voire de Juliette des Esprits de Fellini est sans doute notable. Certains parlent même d’un obscur film de nonnes japonaises qui aurait plus qu’inspiré certaines séquences de meurtres. C’est une évidence, comme toute œuvre d’art, Suspiria ne vient pas de nulle part et constituera d’ailleurs une influence notable pour de nombreux cinéastes par la suite. Mais l’essentiel est ailleurs, dans ses racines profondes. Dario Argento cite le Blanche Neige et les sept nains de Disney, et c’est sans doute là qu’il faut chercher, vers Grimm, les contes de fées européens et les forêts profondes. Le choix de Fribourg comme lieu de l’action est en ce sens parfait : cette petite ville nichée au cœur de la Forêt Noire respire encore l’atmosphère de ces contes de terreur, l’ambiance de ces temps médiévaux où les villes n’étaient que des îlots de civilisation au cœur d’une nature inamicale, reliés entre eux par des routes peu sûres. Et c’est ce que disent les plans de la première future victime fuyant dans la forêt : Suspiria est un conte moderne, et comme tous les contes il parle des peurs de l’enfance et du passage à l’âge adulte, auquel on peut accéder en fouillant notre inconscient.

Dario Argento se méfie de la psychanalyse, ce qui n’empêche pas les psys de s’en donner à cœur joie sur ses films. On évitera donc de trop sombrer dans ce genre d’interprétations, pourtant certaines remarques s’imposent. Ainsi, l’école, qui semble vivante - les portes faites de toiles montées sur cadre aident à renforcer cette impression - représente sans aucun doute un cerveau humain, l’objectif de Suzie devient dès lors de trouver le chemin menant à son inconscient afin d’y confronter ses propres démons ; une fois la figure dominatrice détruite, elle est enfin libre, ou tout au moins adulte.

Adulte, le mot est lâché. On le sait, le premier jet de Suspiria prenait pour protagonistes des petites filles entre huit et dix ans placées en internat, ce que les distributeurs, en particulier la Fox, voyaient d’un mauvais œil - en donnant carte blanche à Argento pour une "suite", la Fox aura une bien plus grosse surprise, mais c’est une autre histoire. Le réalisateur a donc consenti à engager des actrices plus âgées de dix ans. Toutefois, il semblerait que le scénario n’ait pas été retouché, voilà pourquoi ces adolescentes se comportent comme des gamines. Mais Argento utilise aussi des moyens plus subtils pour transmettre cette impression d’enfance. Ainsi, il a fait construire des portes spéciales dont le bec de canne est situé à hauteur de tête, obligeant les étudiantes à lever la main pour ouvrir la porte. Même si on ne s’en aperçoit pas consciemment, l’effet fait mouche. Suzie devient l’Alice de Lewis Carroll dans un monde aux proportions changeantes - l’une des influences pour le décor est justement le peintre et graveur néerlandais Maurits Cornelis Escher, cité à plusieurs reprises : la rue où est située l’école porte son nom et deux de ses œuvres apparaissent dans le film, d’une part les oiseaux emmêlés qui figurent sur le papier peint de la chambre du premier meurtre, d’autre part Le Belvédère apparaissant sur les murs du bureau de Mme Blanc, ce même mur qui cache l’entrée vers les salles secrètes. De même, l’école de danse devient un lieu angoissant, où les repères logiques n’ont plus cours, et que Suzie devra cartographier pour survivre. Parlons justement de Suzie : encore aujourd’hui, Daria Nicolodi peste de ne pas avoir interprété le rôle, pourtant il est difficile de contester le choix de Jessica Harper : découverte par Argento dans Phantom of the Paradise de Brian De Palma, elle tranche parmi les interprètes habituelles du maître, en général très féminines, et apporte son physique de femme-enfant, son teint de poupée de porcelaine et ses yeux de biche apeurée. Elle n’est qu’innocence et pureté, là où tous les autres corps sont marqués du sceau du monde adulte, et en particulier ceux du personnel de l’école.

Et puisque Suzie est Blanche Neige, il lui faut une marâtre, et c’est l’étonnante Joan Bennett, dont c’est le dernier rôle, qui occupe ici cette fonction. Alternant avec bonheur politesse douceâtre jusqu’à l’écoeurement et froide distance, elle incarne à merveille Madame Blanc. A ses côtés, Miss Tanner est campée par Alida Valli, l’immortelle et déjà inquiétante Louise des Yeux sans visage, et son éclatant sourire n’est pas l’élément le moins terrifiant de Suspiria. Le reste du personnel n’est pas en reste, et Argento a choisi des physiques étranges, voire grotesques, comme sortis de certains tableaux de Vélasquez : l’exemple le plus frappant reste sans doute la cuisinière, fréquemment accompagnée du neveu de Miss Tanner, garçon étrange et muet au visage de rongeur, portant des vêtements d’un autre temps, dont le spectateur se demande bientôt s’il n’a pas été généré par un rite de sorcellerie. Comme si Fellini s’était lancé dans le cinéma d’horreur.

Fellini a d’ailleurs plus d’un point commun avec Argento, le moindre n’étant pas le goût des structures narratives relâchées, voire uniquement guidées par le fil d’une rêverie. Dario Argento ira d’ailleurs encore plus loin avec le deuxième opus de la Trilogie des Sorcières, Inferno, un film au scénario tellement étrange que certains ont prétendu que la trame suivait en réalité un rite de sorcellerie. Plus prosaïquement, à partir de Suspiria les scénarios d’Argento sont parfois plus concernés par la volonté que par la nécessité de tourner une scène, attitude que les critiques ont en général très bien admis chez Fellini et d’autres, plus rarement chez lui. La mort de Sara en représente un exemple criant : traquée hors de sa chambre et dans les couloirs par une silhouette inconnue et menaçante, la jeune fille se réfugie dans une remise. Dès lors, le temps se dilate : après de longs plans sur la lame du rasoir tentant de soulever le loquet, on voit Sara empiler des malles les unes sur les autres afin d’atteindre la petite fenêtre constituant l’unique autre issue de la pièce. Parvenue avec difficultés au sommet, elle entrevoit une porte de sortie de l’autre côté de la salle, dans laquelle elle se jette sans même regarder ce qui se trouve à ses pieds, pour tomber dans un amas de fil de fer barbelé, dont on se demande bien pourquoi il est entreposé ici. Situation absurde, et pourtant... là est le cœur du cinéma de Dario Argento deuxième manière. Une pulsion de sadisme pur, qui s’exprime au travers de séquences qui parfois n’ont d’autre objectif que d’être tout simplement belles, d’une splendeur macabre parfois insoutenable.

Mais comment parler de Suspiria sans s’arrêter sur sa musique ? Il s’agit là de la deuxième collaboration entre Argento et Goblin, et sans doute de leur sommet. La démarche à la base de la composition est intéressante, puisque le groupe a commencé à travaillé dès la lecture du scénario : des morceaux ont donc été enregistrés avant le tournage, et ont été diffusés sur le plateau afin de mettre les acteurs en condition. Il ne reste rien aujourd’hui de ces thèmes, et aucun ne figure sur la bande-son finale, mais elle reste un cas unique dans le genre, une bande originale de tournage précédant la bande originale du film. Quant au résultat final, il est au carrefour de plusieurs techniques : Simonetti et les siens ont aussi bien utilisé des appareils fréquemment usités dans le rock progressif d’alors, des claviers tels que le grand Moog ou le mellotron, précurseurs des synthétiseurs et séquenceurs, que des instruments traditionnels tels que le bouzouki, découvert par Argento lors d’un séjour en Grèce, un instrument à corde dont on tire des sonorités sombres et vibrantes. Ainsi se mêlent l’électronique et l’organique pour donner naissance à une musique qui est un personnage en soi. Les instructions d’Argento étaient précises : il s’agissait de donner l’impression permanente de la présence des sorcières, même lorsqu’elles n’apparaissaient pas effectivement à l’écran. Collant au titre, les membres de Goblin jalonnent leurs thèmes de soupirs angoissants, Simonetti allant même jusqu’à susurrer des paroles issues d’un conte traditionnel - qui commence par "Trois sorcières étaient assises sur une branche" - alternées avec des phrases sans signification. L’ensemble forme une date unique dans la musique de film, une mélopée semblant exister en parallèle de la narration.

A partir de Suspiria, le cinéma d’Argento cesse définitivement de s’adresser aux cartésiens, et la relative rigueur de ses premiers giallos disparaît. Désormais, ses scénarios ne sont plus qu’une ossature prétexte à un voyage dans l’inconscient, à des rêveries baroques... Rares sont les cinéastes capables de filmer le rêve et d'en faire la matière de leur œuvre : Luis Buñuel, David Lynch... Dario Argento fait partie de ce groupe restreint. A l’heure où j’écris ces lignes, il a achevé La Terza Madre, dernier opus de cette Trilogie des Mères ; on ne sait quoi attendre de cette conclusion, le cinéaste ayant bien évolué depuis trente ans, et nous a parfois déçus depuis, même si Le Syndrome de Stendhal - dans sa première partie - ou Jenifer, son épisode de la série Masters of Horror, montrent qu’il n’a pas encore dit son dernier mot. Mais qu’importe : depuis trente ans, Suspiria ne cesse de hanter nos nuits de cinéphile, et l'on peut parier que ce sera encore longtemps le cas. Qu’on l’ait découvert au Grand Rex, dans une salle de quartier, à l’occasion d’une location un mercredi après-midi ou qu’on l’ait rêvé, fantasmé en regardant les photos d’un magazine de cinéma bien avant de mettre la main sur une copie, Suspiria reste un film essentiel. De ceux qui déterminent la vie d’un cinéphile.

DANS LES SALLES

CYCLE DARIO ARGENTO

DISTRIBUTEUR : les films du camélia
DATE DE SORTIE : 27 juin 2018

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Par Franck Suzanne - le 16 octobre 2010