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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sergent la terreur

(Take the High Ground !)

L'histoire

Fils d'un déserteur, le sergent Thorne Ryan, qui s'est couvert de gloire durant la guerre de Corée, prend en main l'entraînement de jeunes recrues. Homme très dur et intransigeant, il doit faire face à la haine de ses troupes et de son ami, le sergent Holt. Même Julie Mollison, une fille qu’il rencontra dans un bar, le repoussera pour sa conduite odieuse...

Analyse et critique

Film méconnu, Sergent la terreur n’est assurément pas l’opus le plus représentatif du talent de son auteur, loin s’en faut. Le grand Richard Brooks se retrouve bien davantage au travers de films tout à fait exceptionnels tels que La Dernière chasse, Graine de violence, Elmer Gantry le charlatan, Les Professionnels ou encore La Chatte sur un toit brûlant. En outre, réalisateur de deux films de guerre, Brooks ne montrera curieusement jamais le conflit à l’écran. En 1953, Le Cirque infernal dépeindra ainsi le quotidien d’une équipe médicale menée par Humphrey Bogart et tenant un hôpital de campagne durant la guerre de Corée : on n’y verra ni les affrontements, ni le déroulement des opérations militaires. Réalisé juste après celui-ci, Sergent la terreur racontera le quotidien de jeunes recrues dans un camp d’entrainement, alors que la guerre de Corée s’est terminée il y a peu. Toutefois, les choix de Brooks se justifient quand on sait que le réalisateur fut journaliste de guerre durant la Deuxième Guerre mondiale : Il y a vu l’horreur et ne tient absolument pas à montrer cela à l’écran ; c’est pourquoi il raconte la guerre en prenant place autour des conflits, et non au centre.

Dans Sergent la terreur, il est question d’un entre-deux-guerres, d’un moment de pause pour le pays. L’entrainement des recrues se fait tout simplement en vue d’une guerre prochaine, qui aura certainement lieu un jour (mais pas tout de suite). Ses personnages sont de ce fait en suspens au sein du drame de l’Histoire, c’est la guerre racontée par ceux qui l’ont vécue et qui l’enseignent à ceux qui ne l’ont pas encore rencontrée. Un choix artistique cohérent donc, intéressant même, et qui tranche littéralement avec les structures modernes, superbes, mais situées au cœur du conflit, proposées par des cinéastes comme Lewis Milestone (L’Ange des ténèbres), Raoul Walsh (Aventures en Birmanie), John Ford (Les Sacrifiés), William A. Wellman (Bastogne), Henry King (Un homme de fer), Allan Dwan (Iwo Jima) ou encore Samuel Fuller (J’ai vécu l’enfer de Corée). Le film de Brooks ne tient pas pour autant la comparaison avec ses illustres prédécesseurs, se montrant même régulièrement décevant dans la description de ses personnages et la progression de son récit. L’absence de combats et l’orientation inattendue de son histoire auraient dû permettre à un cinéaste tel que Richard Brooks de privilégier des caractères forts et de proposer une expérience inédite. Il passe en partie à côté, mais en partie seulement.

Avant de traverser cette expérience cinématographique et de profiter du voyage, il faut néanmoins rappeler un élément fâcheux et y soustraire ses attentes : le titre français du film. En effet, Sergent la terreur ne veut pas dire grand-chose et rappelle à quel point les distributeurs français d’une certaine époque donnaient dans la fantaisie. Car dans ce film, point de sergent terrifiant ou de maltraitance envers les hommes de son peloton, et encore moins de terreur. Découvrir le film avec ce titre en mémoire risque de fausser les attentes et de provoquer la déception. Certes, le personnage interprété par Richard Widmark est un héritier du personnage incarné par John Wayne dans Iwo Jima, et sans doute un précurseur du style développé par Clint Eastwood dans son amusant Maître de guerre, mais la comparaison s’arrête ici. Ce sergent est un homme "normal", habitué à la guerre, professionnel dans le domaine de la survie, capable de tuer son ennemi sans regret, mais aussi et avant tout un être humain avec ses failles et ses doutes, ses fêlures et ses moments de crise. Témoin cette séquence dans laquelle Widmark brise la petite chaine de Karl Malden à propos d’un conflit amoureux, pour ensuite se reprendre et constater les dégâts qu’il a causés. Il s’agit de jalousie, et non de folie, et la réaction suivante est celle d’un homme se rendant parfaitement compte qu’il est allé trop loin. Ce n’est qu’un exemple pour démontrer à quel point le discours du film est tout autre.

Ce dont parle Sergent la terreur, c’est de camaraderie, de souffrance morale enfouie et fanée avec le temps, et surtout de transfert affectif. C’est parce que le père de ce sergent était un déserteur que ce dernier comprend mieux que quiconque le problème quand il se présente chez une jeune recrue. C’est parce que certains de ces jeunes ont un problème d’identification qu’ils se tournent vers cette figure naturellement paternaliste du sergent instructeur. Bien sûr, le sous-officier est un dur à cuire, et bien sûr les exercices qu’il inflige à ses recrues sont difficiles, mais presque jamais il ne transgresse les limites. Il va certes trop loin certaines fois (les gaz lacrymogènes, l’interdiction de boire pendant un exercice à flanc de colline, les punitions censées briser l’insubordination…), mais jamais il n’use de ses pouvoirs dans un but inavouable. Le sergent Ryan punit mais le fait consciencieusement, sans faillir, et accepte les résultats quels qu’ils soient. Le dortoir mis à sac par les recrues en est un exemple flagrant : l’inspection demandée par le sergent Ryan afin que tout soit remis en ordre ne dépasse en aucune façon les limites du supportable. Il voit le résultat, l’ensemble est propre, il est impressionné, il repart en se montrant satisfait. La haine que certains jeunes soldats peuvent nourrir à son encontre n’est pas une haine provoquée par des brimades ou un sadisme imaginaire, mais plutôt celle d’enfants sortis de chez leurs parents et qui voient en l’autorité militaire un rempart de plus à leur liberté. Ils sortent parfois à peine de l’adolescence, il est normal qu’ils réprouvent chacun des faits et gestes de leur sergent, surtout si celui-ci remplace (même inconsciemment) la figure paternelle, ou tout au moins celle de l’autorité parentale. Au contraire d’un affrontement frontal basique, c’est même souvent le dialogue qui rapproche les personnages et les enjeux.

Ainsi le sergent Ryan est-il tout disposé (à sa manière toutefois, c’est entendu) à établir le contact et à remettre ses recrues dans des conditions psychologiques idéales. Qu’il s’agisse de retrouver confiance en eux, d’obtenir un encouragement qu’ils n’ont peut-être jamais eu étant dans leur foyer, ou bien du besoin de faire partie de l’équipe au sens propre du terme, c’est bien d’hommes normaux dont il s’agit, et qui se retrouvent à l’armée avec leurs responsabilités et leurs failles. Le sergent instructeur doit coordonner tout cela, arrondir les angles et leur permettre d’être en accord avec eux-mêmes. C’est de cette manière-là que les combattants se font meilleurs et qu’ils parviennent à sauver leurs vies. Autrement dit, le discours du film pourrait être le suivant : le maître de guerre apparaît comme une prolongation agressive et épurée du maître d’école, lui aussi se retrouve à chaque fois devant un nouveau peloton et lui aussi doit les lâcher une fois l’entrainement terminé, le cœur gros peut-être… mais surtout très fier. Le compliment final de Ryan à ses hommes n’est-il pas l’un des plus beaux moments du film, ne serait-ce que parce qu’il traduit formidablement bien la fierté paternelle d’un homme envers son groupe ? Aucun discours, aucune entrevue avec ses hommes, mais simplement la démonstration de leur savoir-faire face aux nouvelles recrues fraichement débarquées. Ainsi le cycle continue-t-il, encore et toujours.

Il faut prendre en compte tous ces éléments et rejeter ses attentes nées de ce titre français racoleur pour accepter le film tel qu’il est, difficilement saisissable, rarement manichéen et finalement très original dans son propos. Un film de guerre en temps de paix, et où l’important demeure la victoire sur soi-même. Malgré tout, Richard Brooks ne réalise par le chef-d’œuvre attendu. La faute à un film qui, dans son entièreté, ressemble trop souvent à une succession des séquences d’entraînement habituelles. Sans doute assez novateur à l’époque, Sergent la terreur n’évite cependant pas toujours l’écueil de la facilité : musique tapageuse quoique efficace de Dimitri Tiomkin (une volonté probable du studio) et ressorts diégétiques éculés. L’image du militaire borné étant déjà bien servie à l’époque au cinéma (Iwo Jima, encore une fois), il est difficile pour Widmark de transcender son rôle. En revanche, son ambiguïté vis-à-vis de la belle Elaine Stewart est plutôt bien amenée, et leurs rapports houleux laissent entr'apercevoir des souffrances partagées. N’a-t-il pas la hantise de la désertion, et n’a-t-elle pas abandonné son compagnon avant qu’il ne parte à la guerre ? Leur approche différente d’une même question est subtilement animée par cette séquence très réussie où Widmark embrasse l’actrice alors qu’il ne subsiste qu’un éclairage au néon, clignotant, alternant donc entre l’obscurité et la lumière. Dans le noir, les deux amants ne distinguent pas leurs personnalités (et donc leurs démons), mais la résurgence sans limite de la lumière les empêche de se cacher et d’obtenir cette sensation d’abandon de soi propre à l’amour. C’est donc un amour impossible, littéralement parlant, que dépeint sèchement Richard Brooks.

Malheureusement, ce genre de séquence s'avère trop rare et le reste confine à la langueur la plus désarmante : le discours global et certaines scènes fort réussies (le tir du soldat entre les jambes du sergent, la désertion manquée d'une recrue que l'on raccompagne au bout du rouleau, les adieux à la gare entre le sergent et la femme solitaire, la fin très équilibrée avec la démonstration du peloton…) provoquent leur effet, mais la plupart du temps le soufflé retombe et le film ne parvient jamais vraiment à trouver un rythme satisfaisant. Pourtant, la mise en scène de Brooks est efficace et la photographie très belle, avec ses couleurs bien appuyées allant du vert au sable. Quant à la distribution, elle est dans l’ensemble soignée : l’excellent Richard Widmark est évidemment parfait, même si moins naturel que d’autres fois, et Karl Malden apporte un soutien solide. Elaine Stewart est un peu fade, mais sa beauté et sa fraîcheur font oublier les carences d’un jeu pas toujours sincère. Enfin, les jeunes recrues sont toutes bien interprétées, avec le lot habituel mais irrésistible de caractères exaspérants et d’identités plus discrètes. Brooks pousse même sa logique assez loin, avec par exemple ce soldat insupportable et qui ne reçoit d’ailleurs aucun courrier si ce n’est celui des impôts, ou encore ce jeune soldat noir cultivé et littéraire, d’une sensibilité à fleur de peau.

Effectivement, le film semble pourvu de nombreuses qualités, mais la recette ne fonctionne pas totalement, par manque de sécheresse et à cause de la présence d’une forme de douceur qui ne rend pas bien compte de la difficulté qu’endurent ces hommes… La séquence d’ouverture, avec ce soldat tué d’une balle dans la tête pendant le conflit en Corée, présageait de quelque chose de violent et d’impressionnant. Au contraire, le film s’avère d’une tiédeur parfois édifiante ; et si son propos vieillit très bien, sa forme n’aboutit pas toujours à quelque chose de convaincant. Par ailleurs, on a vaguement l’impression d’avoir assisté à la première partie d’une histoire, sans avoir l’occasion de découvrir la suite (l’expérience du feu, les combats traumatisants). Il s’agit là de toute une part de l’originalité du film de Brooks, mais aussi de l’un des facteurs qui handicapent son impact potentiel. Dans un registre similaire, Le Cri de la victoire de Raoul Walsh tapait bien plus haut et, bien que nanti de certains défauts, se révélait plus beau et plus fort. Quoi qu’il en soit, il demeure difficile de classer le film de Brooks, à la fois très intéressant et très imparfait.

Sergent la terreur offre une expérience assez rare en ce que son schéma diégétique unilatéral prend les attentes du spectateur à contrario. La maîtrise et la finesse de Richard Brooks lui permettent d’atteindre quelques grands moments, mais dans un ensemble excessivement modéré et en fin de compte assez sage. Il reste en tout cas un propos intelligent, une tendresse véritable envers tous les personnages et un récit aux atours variables. Un film étonnant et finalement attachant.

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 1 septembre 2011