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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sogni d'oro

L'histoire

Jeune réalisateur italien à succès, Michele méprise les films de Gigio Cimino, qui imite son style. Pendant que Michele tourne son dernier projet, La Mamma di Freud, Cimino réalise avec le même producteur une comédie musicale sur Mai 68. La télévision italienne organise une lutte sans merci pour départager les deux cinéastes.

Analyse et critique

La représentation de la violence des rapports humains franchira un cran supplémentaire dans Sogni d’oro, troisième long métrage de Nanni Moretti, en s’exprimant désormais de manière physique. Incarnant de nouveau Michele Apicella, Nanni Moretti en fait cette fois-ci son parfait alter ego puisque son personnage fétiche exerce désormais le métier de cinéaste. Michele est certes devenu un artiste reconnu mais il demeure pareillement bilieux. Sa colère a même pris des proportions encore plus importantes que celle qu’il exprimait dans Je suis un autarcique et Ecce bombo. Sous l’emprise de celle-ci, il n’hésite pas en effet à frapper ses proches tels son assistant-réalisateur (Tatti Sanguinetti), régulièrement molesté sur le tournage de son nouveau film, ou même sa propre mère (Piera Degli Esposti). Les brutalités infligées par Michele à cette dernière donnant lieu à une séquence empreinte d’une tension quasi bergmanienne. Et Nanni Moretti prolonge au passage sa caractérisation de la famille, entamée dans Ecce bombo qui la décrivait déjà sous un jour pour le moins chaotique, comme un champ de bataille psychologique et physique. Un diagnostic qu’atteste aussi, cette fois-ci sur un mode burlesque, le long métrage dont Michele entreprend alors le tournage. Et qui porte le titre, ô combien évocateur en matière de trouble familial, de « La Mamma di Freud » (« La Maman de Freud ») ! Les quelques scènes de celui-ci, que Sogni d’oro donne à voir, campent un Freud (Remo Remotti) imaginaire et bouffon, sexagénaire et vivant encore chez sa mère, aussi infantile et colérique que Michele dont il est une sorte de clone grotesque.

Véhicules d’un discours catastrophé sur la famille, les séquences de Sogni d’oro consacrées à la réalisation de « La Mamma di Freud » permettent aussi à Nanni Moretti de réitérer son affirmation de l’impossibilité de l’action collective. Détaillant de manière quasi documentaire la dimension collégiale d’un tournage, en en présentant les différents intervenants de l’assistant-réalisateur au cadreur en passant par le producteur joué par son propre père Luigi Moretti, Nanni Moretti présente ceux-ci comme incapables d’agir harmonieusement. Car plus soucieux de poursuivre leurs objectifs respectifs - ou de satisfaire leurs pulsions personnelles puisqu’il est après tout question ici de psychanalyse - que de se plier au projet du réalisateur et d’appliquer au mieux ses directives. Il en va notamment ainsi de l’interprète de Freud. Ce dernier laissant libre cours à sa propension au cabotinage et se heurtant régulièrement à un Michele porté aux limites de l’exaspération.

En dépeignant ainsi le processus créatif cinématographique comme une lutte épuisante opposant le metteur en scène à une équipe incapable de porter sa vision, Nanni Moretti dessine alors un autre motif récurent de son univers : celui du film impossible à faire. On le retrouvera dans Aprile, où le cinéaste se représente caressant le projet d’une comédie musicale sur un pâtissier trotskyste (Silvio Orlando). Inaboutie, l’entreprise ne donnera lieu qu’à une poignée de scènes - très réjouissantes - dont l’une est d’ailleurs reprise dans Le Cri d’angoisse de l’oiseau prédateur. Mais c’est avec Le Caïman, journal fictif de l’échec du tournage d’un long métrage sur Silvio Berlusconi n’ayant in fine d’existence que dans l’imagination de son producteur Bruno Bonomo (Silvio Orlando une nouvelle fois), que Nanni Moretti exploitera au maximum cette figure de l’impossibilité créative. Et même si le film finit malgré tout par se concrétiser, comme c’est le cas dans Sogni d’oro puisque « La Mamma di Freud » sortira sur les écrans, celui-ci est tellement éloigné de la vision artistique initiale qu’il ne peut susciter que l’incompréhension critique et le rejet du public.

Cet échec inéluctable de la réception de l’œuvre cinématographique donne lieu à des scènes comiques particulièrement enlevées. Ce peuvent être celles voyant Michele affronter lors de débats les assauts répétés de différents avatars du monde socioprofessionnel - un universitaire, un ouvrier, un prêtre, etc. tous joués par Dario Cantarelli - témoignant pareillement de leur incompréhension de ses films. On pense encore aux scènes décrivant une improbable joute télévisuelle entre Apicella et Gigio Cimino (Gigio Morra), un cinéaste devenu son concurrent artistique, lors d’un débat où en lieu et place du classique affrontement verbal ce sont des épreuves dignes de notre hexagonal Intervilles qui désigneront à l’intention du public le meilleur des deux réalisateurs… Sortant vaincu de l’affrontement, c’est affublé d’un déguisement de pingouin détrempé que Michele, poussé à bout, injurie la foule de spectateurs lui lançant un retentissant « Pubblico di merda », consommant son divorce avec celui-ci. Ce thème de la rupture entre le cinéaste et le public réapparaît par ailleurs dans Le Jour de la première de Close-Up et Journal d’un spectateur. Ces deux courts métrages, réalisés chacun à l’occasion de ce qui aurait dû être une célébration du 7ème Art - le centenaire du cinéma pour le premier, le soixantième anniversaire du Festival de Cannes pour le second - étant l’un et l’autre hantés par l’angoisse de l’échec public du cinéma cher à Nanni Moretti.

Malheureux dans sa famille et sur le plateau de tournage, Michele l’est enfin pareillement en matière amoureuse. L’amour demeure toujours aussi impossible, notamment celui qu’il éprouve pour la jeune Silvia (Laura Morante). Pourtant vécue sur un plan uniquement onirique, celle-ci ne peut pas trouver d’issue heureuse. Le film se clôt sur un surprenant climax voyant Michele, dînant en amoureux avec Silvia, se transformer soudainement en une sorte de Mr. Hyde transalpin et, devenu, monstrueux, fuir le restaurant tout en hurlant qu’il ne veut pas mourir. Cette ultime réplique de Sogni d’oro à la tonalité assez désespérée venant définitivement témoigner du désarroi profond de l’alter ego morettien…

Et c’est donc sur ce cri d’angoisse du cinéaste rageur que se clôt cette trilogie des premiers longs métrages de Nanni Moretti. La (re)découverte de ces derniers s’avère, on l’aura compris, indispensable pour tous ceux que passionne l’œuvre du cinéaste transalpin et qui désirent mieux cerner la genèse de ses principales figures et formes. Mais ces trois films sont aussi précieux pour ceux qui s’interrogent sur l’histoire politique italienne, et plus largement occidentale, des quarante dernières années. Je suis un autarcique, Ecce bombo, Sogni d’oro offrent en effet des éclairages aussi lucides que passionnants sur l’échec des gauches radicales durant les années 1970. On ne doute d’ailleurs pas que le prochain film du réalisateur, Habemus Papam actuellement en tournage avec Michel Piccoli dans le rôle du souverain pontife, offrira une nouvelle occasion de vérifier la lucidité du regard politique de Nanni Moretti.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Lire l'analyse de Je suis un autarcique

Lire l'analyse d'Ecce Bombo

Par Pierre Charrel - le 15 mai 2010