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Critique de film
Le film
Affiche du film

Médée

(Medea)

L'histoire

Le centaure Chiron apprend à son élève Jason qu'il est l'héritier du trône de Thessalie. Il réclame son dû au Roi Pélias, qui lui promet la couronne en échange de la Toison d'Or, symbole de prospérité gardé en Colchide. Séduite par Jason, Médée, la fille du roi de Colchide, l'aide à voler le trésor et s'enfuit avec. Ils se réfugient à Corinthe, où règne Créon. Dix ans après, Jason s'éprend de la fille de Créon. La vengeance de Médée, mère de deux enfants, sera terrible...

Analyse et critique


Egoïste platinum, pour hommes (vieille réclame)

Pour les époux adultères, Médée incarne depuis des siècles un garde-fou. Une idée de la terre brûlée conjugale autrement plus dissuasive qu'une tape sur les doigts. Sa vengeance est folle, monstrueuse, narcissique et enflammée, en digne fille du Soleil qu'elle est. Totale. Médée est peut-être avant tout barbare - terme dont Pasolini disait que c'était le mot qu'il aimait le plus au monde. La barbarie renvoie à une contrée et à un temps primitifs hantés par le Sacré et le Profane. Médée travaille donc ces questions - vitales pour un auteur hanté par le sens de l'Histoire et l'essence de l'Homme - avec incandescence, jusqu'à une rare sécheresse. Pasolini conclut avec Médée une trilogie - entamée avec L'Evangile selon Saint Matthieu et Œdipe-Roi - sur les mythes sous la forme d'un conte âpre mais aussi théorique. Film littéraire - comme souvent chez Pasolini, pour qui écrire et tourner étaient la même chose - qui pourra égarer les spectateurs, privés des notes de bas de pages ou de leur petit Profil d'une œuvre.

Pasolini n'aimait pas l'opéra. Mais son choix pour Médée se fixe rapidement sur Maria Callas (son unique rôle au cinéma), manière pour lui de s'approprier le signe d'une culture "bourgeoise", d'autant plus que le rôle est quasi muet. Pasolini la fait taire donc, en fait un corps, malgré tout nécessairement opératique et voué au drame, au cri et à la fureur. La Callas y est superbe, sémaphore sensuel et économe dans sa colère.

Pasolini applique à la réalisation de Médée le prisme primitiviste de l'Evangile : il taille dans le vif du mythe, élude en en retranchant certains épisodes. Si la Callas avait joué la Médée de Cherubini, Pasolini n'y fait pas référence, tout comme il prend des distances (le film n'est pas bavard) avec la tragédie d'Euripide qu'il cite avec parcimonie. Au spectaculaire, Pasolini préfère le "dépassionné", expédiant ainsi la traversée des Argonautes en un plan qui lui donne l'ennui du Radeau de la Méduse. Pasolini pratique l'analogie, refuse la reconstitution : la Colchide de la Toison d'Or correspondant à l'Anatolie actuelle, Pasolini y tourne, y trouvant un cadre idéalement terrien (le film sera aussi tourné en Syrie et à Cinécitta). Il "syncrétise" aujourd'hui et avant-hier. Il filme un sacrifice rituel à distance, comme un documentaire et théâtralise l'infanticide (moment hiératique, paradoxalement glaçant pour une offrande au Soleil). Comme souvent, son casting mêle non-acteurs (Jason est incarné par un sauteur olympique, Massimo Girotti ; les figurants sont les habitants des villages locaux turcs) et professionnels (Laurent Terzieff est le Centaure, tour à tour ironique et sentencieux), avec son souci magmatique de mêler fiction par la fenêtre et réalisme sur votre perron. Médée est donc arrivée près de chez vous, dans une contrée sauvage et cérébrale entre berceau et tombe de l'Humanité.



Prenez garde à la Sainte Putain

Le spectateur non averti trouvera d'abord peut-être Médée mystérieusement beau (à partir du moment où l'on accepte Terzieff en centaure, tout va bien) ou un brin abscons à la première vision : un centaure dédoublé, des visions, une crise d'hystérie parce qu'une tente n'a pas été plantée au "bon" endroit... Médée est une œuvre "bi-média", prolongée par Visions de la Médée, recueil de poèmes que Pasolini a écrit sur le tournage et censé expliciter son propos. On doit donc avoir à l'esprit la gestalt pasolinienne de frontalité lettrée, de mythes, de sacré terre-à-terre pour dépasser le drame d'une femme flambée. Pasolini pose ses intentions dès le début du film par la bouche du Centaure, voix de la théorie et mise à distance ("C'est une histoire compliquée car faite de choses et non de pensées"). Le film se place sous le patronage d'anthropologues et ethnologues de l'inconscient comme Frazer, Mircea Eliade ou Jung et ses archétypes. Peu importe au final le flou scientifique de certains (Frazer et Jung) puisque pour Pasolini, la rationalité est le pire défaut des bourgeois. Médée joue sur les antinomies : homme et femme, civilisation et barbarie, histoire et a-histoire, il s'agit d'une lutte entre deux mondes. Le monde rationnel, technique, rusé, jouisseur de Jason le "fonctionnaire de l'aventure" (Jean Duflot) vient phagocyter, déraciner la Colchide religieuse, brute, sacrée, sacrificielle de Médée.

Vous me direz donc : en quoi tout cela nous concerne-t-il ? Exploration du cerveau reptilien, hommes en robe... le mythe est fondamental, universel. Pasolini fonctionne à l'essence de l'Homme et, fouillant dans les strates, trouve une image résiduelle : la généalogie de la magie, un temps archaïque où le surnaturel était quotidien. Médée réécrit la Chute originelle, en faisant de la perte du Sacré la fin de l'Innocence. La vision par Jason d'un Chiron double (sous forme humaine et celle d'un centaure) exprime cette dualité humaine, divine et terrestre, logique et instinctive. Pasolini capture la nécessité du Sacré dans la scène du sacrifice, vitale (le sacrifice nourrit la terre et le soleil, la vie) et barbare. Ce monde est spirituel, idéal pour Pasolini - plus Malraux que jamais - qui espère voir dans la réalité - la nôtre - la présence d'une "lumière importante et sacrale". Médée en est l'incarnation, et le drame de la jalousie devient très vite la conséquence d'un déracinement, la fameuse "conversion à l'envers" (la perte du Sacré (1)): Une fois amenée à Corinthe, Médée perd pied, son dialogue avec la nature. Prêtresse, elle est traitée comme une sorcière. Si on peut y lire des accents de conte tiers-mondiste (Jason la raison envahit Médée la préservée (2)), Pasolini ne se complait donc pas dans une apologie de la Bonne Sauvage. Deux mondes mais des fils ténus les reliant : Médée est conquise par la sensualité de Jason et ce dernier, en ramenant Médée, importe une part de sacré. Pasolini donne à l'infanticide final une signification autre que chez Euripide : il s'agit toujours de violence rituelle mais privée de son sens originel. Médée retrouve brièvement une étincelle divine. Mais re-contextualisé au pays de Jason et sans portée religieuse, l'acte est un soubresaut d'un monde révolu, un post-scriptum cinglant et monstrueux à l'Histoire en marche. Au travers du marxisme distancié du cinéaste, on est tenté de lire dans l'acte de Médée la revanche vaine des damnés de la terre originelle. Ambiguïté donc d'une violence qui nous rappelle d'où nous avons chuté, paradis perdu dont le nouveau sésame, selon Pasolini, est sanglant. Médée est donc violemment beau. On peut ne pas se sentir concerné (le film est moins accessible que L'Evangile selon Saint Matthieu) : si on veut savoir un peu ce qu'est être humain, c'est peut-être un tort.


(1) Pasolini - "Imaginez que Saint Paul ait été croyant avant de tomber de cheval et que le trauma lui ait fait perdre la foi. Médée est victime de la même "fulguration".
(2) Pasolini - "Ce pourrait être aussi bien l'histoire d'un peuple du tiers-monde, d'un peuple africain, par exemple, qui connaîtrait la même catastrophe au contact de la civilisation occidentale matérialiste." On peut aussi voir une opposition entre Italie du Nord industrielle, technique (Jason) et Italie du Sud agraire (Médée).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 24 octobre 2004