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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mariage à l'italienne

(Matrimonio all'italiana)

L'histoire

Son quartier napolitain est en émoi : la belle Filumena Marturano est mourante. Don Domenico, qui partage sa vie depuis plus de vingt ans mais ne l’a jamais demandé en mariage, vient à son chevet et, se remémorant les épisodes les plus marquants de leurs coexistences, consent à épouser la belle sur son lit de mort. Mais ce séducteur invétéré n’est pas au bout de ses surprises...

Analyse et critique


Dans le courant des années 50, la mise en œuvre du Plan Marshall permet à l’Italie d’accomplir une sorte de « miracle économique », qui se répercute aussi bien sur le niveau de vie de ses habitants que sur une production florissante dans tous les domaines, et en particulier dans le cinéma. (1) Les studios hollywoodiens envahissent Cinecitta, exportant bien sûr leurs propres films mais favorisant également des coproductions italo-américaines. C’est dans ce contexte florissant (en 1955, l’industrie cinématographique italienne est au deuxième rang mondial en terme de spectateurs) que s’affirment en particulier deux des plus fameux producteurs de son histoire, tous deux formés à bonne école par le puissant magnat Riccardo Gualino (aussi présent dans le cinéma - Lux Films - que dans les industries automobiles - Fiat - ou chimiques) à savoir Dino de Laurentiis et Carlo Ponti. Ce dernier, notamment, avait épousé en premières noces la comédienne Sophia Loren en 1957 (mariage qui fut annulé pour bigamie) et avait œuvré à faire d’elle une star internationale, apparaissant par exemple dans les productions épiques d’Anthony Mann (Le Cid en 1961, La Chute de l’Empire romain en 1964). Par ailleurs, la comédienne avait au milieu des années 50 prouvé une certaine alchimie avec une autre valeur montante du cinéma italien, le beau Marcello Mastroianni, et Ponti avait entrepris de réunir ces deux vedettes en 1963 pour Hier, aujourd’hui et demain, film à sketches couronné d’un succès colossal (dont l’Oscar du Meilleur Film en langue étrangère). Ponti fut de ce fait encouragé à reconduire leur fructueuse association, ceci sous la houlette du même réalisateur, l’illustre Vittorio De Sica. Celui-ci, à la fin des années 50 et au début des années 60, n’est déjà plus vraiment le meneur de file du néoréalisme qu’il avait été avec Le Voleur de Bicyclette en 1948. La trilogie Pain, amour et… notamment l’a fait triompher en tant qu’acteur de comédies populaires, et c’est d’ailleurs dans ce registre qu’il avait, en tant qu’acteur, collaboré pour la première fois avec Loren et Mastroianni (dans des films d’Alessandro Blasetti).

S’il est difficile de parler d’ « âge d’or » spécifique pour un genre qui est indéniablement une constante culturelle profondément enracinée en Italie, le début des années 60 marque l’avènement d’un genre qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la comédie « à l’italienne » (ou « all’italiana » en version originale) et qui, de manière véritablement singulière, associe dans un même élan l’énergie comique, la satire sociale et le mélodrame. Comme le dit Laurence Schifano, « plus qu’ailleurs, la comédie est (NDR : en Italie) le miroir où le public aime se regarder vivre » (2) avec son exubérance mais aussi ses travers. En particulier à cette époque de profonde mutation sociale, la comédie agit comme le vecteur sociologique de l’affirmation d’une réalité et d’une identité nationales à reconstruire. Ses ressorts sont donc parfois stéréotypés, son caractère flirte parfois avec le populisme, son goût revendiqué des « belles choses » (voitures, tenues, nourriture, femmes…) la fait parfois tendre vers la vulgarité, mais le peuple italien se reconnaît dans son insolence passionnée et dans son esprit libertaire. Un véritable label « à l’italienne » naît alors, qui se retrouve jusque dans les titres (originaux ou traduits) de quelques unes des productions de l’époque (pas toutes des comédies d’ailleurs) : outre Mariage à l’italienne, donc, on peut citer Divorzio all’italiana (1962, P. Germi), Colpo gobbo all’italiana (1962, L. Fulci), Menage all’italiana (1965, F. Indovina), Amore all’italiana (1965, Steno), Viaggio di nozze all’italiana (1966, M. Amendola), Adulterio all’italiana (1966, P. F. Campanile), Capriccio all’italiana (1968, collectif), Fiançailles à l’italienne (1968, D. Risi), Mille e una notte all’italiana (1972, C. Infrascelli & A. Racioppi), Rapt à l’italienne (1973, D. Risi) ou encore Frankenstein all’italiana (1975, A. Crispino), avec Aldo Maccione dans le rôle du monstre.


Par ailleurs, la comédie italienne se fonde sur des archétypes régionaux aisément identifiables : à l’instar par exemple de Divorce à l’italienne qui s’ancrait trois ans plus tôt le stéréotype d’une Sicile violente et passionnée, Mariage à l’italienne affirme assez régulièrement son identité napolitaine, autant par son décorum (linge aux fenêtres et badauds aux terrasses, circulation chaotique, Vésuve à l’horizon...) que par le dialecte employé par les comédiens, Sophia Loren forçant en particulier son accent. Les premières images du film profitent de ce folklore pour immédiatement inscrire le film dans l’exubérance outrée propre au sud de l’Italie, la foule des badauds portant littéralement Filumena jusqu’à sa couche. Cette forme si originale de « réalisme caricatural » est, nous l’avons dit, le terreau où germent simultanément les élans émotionnels les plus divers. Mariage à l’italienne obéit ainsi à une construction assez symétrique : jusqu’à la fin du premier flash-back (celui de Domenico), le film retrace les vingt et quelques années d’histoire commune des deux amoureux, avec une mélancolie un peu amère. Entre les deux flash-back, suite à une révélation, l’outrance de la comédie l’emporte temporairement, avant que le second flash-back, celui de Filomena, plus bref, ne serve à introduire une seconde partie tendant progressivement vers le mélodrame. Evidemment, on ne peut réduire le film à cette succession schématique, les instants de comédie, par exemple, se retrouvant épars tout de son long. Pour autant, on ne peut s’empêcher de penser que ce film, pensé par Carlo Ponti comme une double occasion de capitaliser sur le succès d’Hier, aujourd’hui et demain mais aussi de révéler les qualités de comédiennes de sa compagne, fasse d’une certaine manière office de « digest Sophia Loren », chacune des parties ayant vocation à illustrer ses talents ou romantiques, ou comiques, ou mélodramatiques.

De fait, la comédienne resplendit dans ce film consacré tout entier à chanter ses louanges, ses trois premières apparitions illustrant par l’exemple tout la mécanique du projet. Elle apparaît d’abord pâle, vieille femme affaiblie à l’article de la mort. Flash-back : nous la découvrons, âgée de 17 ans, en adorable chétive aux cheveux courts, petit chaton effrayé par les lumières de la guerre. Puis, quelques années plus tard, en robe légère et à la chevelure rousse flamboyante, elle est devenue le sublime archétype de la séductrice italienne sûre de ses atours. Une fois démontrée la variété de ses charmes, Vittorio de Sica achève d’inscrire Filomena/Sophia dans la légende par un travelling latéral accompagnant sa sortie dans la rue : une pause pour réajuster sa robe, une pose pour qu’on puisse l’admirer, quelques pas de danse avec un enfant, et les regards amoureux de tous les passants. Dans la dernière partie du film, de nouveau vieillie, éplorée par le drame permanent de son existence, elle est également bouleversante, malgré l’impression tenace d’une émotion trop encouragée par le dispositif du film. En face d’elle, Mastroianni, qui n’a jamais tari d’éloges sur sa partenaire et amie (3), poursuit un jeu entamé durant la décennie précédente autour de son image de latin lover, entre consolidation et déconstruction du mythe. Marcello est évidemment très beau dans Mariage à l’italienne, mais le personnage qu’il compose y est assez antipathique, voire même souvent assez odieux en coureur de jupons inattentif aux aspirations d’une fidèle amoureuse qu’il traite comme une servante. C’est finalement dans le registre comique qu’il s’y avère le plus convaincant, avec son timing si particulier (autant verbal que gestuel). Durant la séquence finale où la famille enfin recomposée pose sous l’objectif d’un professionnel, les trois regards successifs en autant de photos qu’il jette à ses rejetons potentiels sont assez réjouissants.


Tiens, nous venons d’évoquer une jolie idée de mise en scène à travers cette répétition de clichés mouvants ! Profitons-en car elles ne sont pas spécialement abondantes dans Mariage à l’italienne, où la direction artistique (notamment sur les costumes) y est plus inventive que la réalisation. Loin de nous l’envie d’affirmer que le cinéaste du Voleur de bicyclette, d’Umberto D. ou plus tard du Jardin des Finzi Contini soit subitement devenu un manchot, mais Vittorio De Sica, s’il ne reniait pas l’amitié entretenue avec la plupart de ses collaborateurs, n’éprouvait lui-même pas une grande admiration pour ses succès publics du début des années 60. Ainsi déclarait-il en 1971 : « Mes bons films, je les ai financés par moi-même : ils n’ont rien donné. Seuls mes mauvais films ont rapporté. L’argent a été ma ruine. » (4) De fait, certains des plus éminents exégètes du réalisateur sont particulièrement impitoyables avec cette période. Henri Agel, grand inconditionnel de plusieurs de ses œuvres, lui taillait notamment un sacré costard à ce sujet : « Plutôt que de parler d’un déclin ou même d’une panne créatrice de 1961 à 1964, nous supposerons que l’homme qui, huit ans plus tard, se révélait en pleine possession de ses moyens, a délibérément et par une sorte de masochisme amer, accepté de se laisser couler, avec une jubilation complémentaire dans le vertige de l’autodestruction : savoir qu’il donnait à ces publics et à ses distributeurs, aussi grossiers les uns que les autres, cette ration de vulgarité dégradante qui était bien tout ce qu’ils méritaient. Dès lors, on ne peut plus s’étonner de ce goût de l’ignoble et du bas qui (…) offre exactement le contraire de ce que De Sica avait presque toujours su éviter avec un tact exceptionnel. Cela peut expliquer à nos yeux (…) Matrimonio all’italiana dont le côté déplaisant et pénible n’a pas échappé aux critiques clairvoyants. » (5)

Nous serons de notre côté plus indulgents - probablement moins clairvoyants - avec Mariage à l’italienne, qui ne nous a pas semblé spécialement déplaisant ou pénible mais pour tout dire assez anodin. Cette histoire présentait pourtant un certain potentiel, mais l’exigence commerciale, sur laquelle nous n’insisterons probablement jamais assez, y aura désamorcé quelques pistes intéressantes. Par exemple, dans la première partie, s’esquisse le personnage de Filomena tel qu’il avait probablement été envisagé par l’auteur de la pièce originale, Eduardo De Filippo : une prostituée amoureuse qui n’aspire qu’à une vie rangée, et à travers elle à la reconnaissance de l’homme qu’elle aime, rôle qui aurait pu se rapprocher - indépendamment du style des films - de ce que Billy Wilder faisait la même année de l’autre côté aux Etats-Unis du personnage de Kim Novak dans Embrasse-moi idiot, prostituée dont la vulgarité de façade cachait une renversante sensibilité fêlée. Malheureusement, d’une part le personnage aurait probablement été trop « linéaire » pour révéler la multiplicité des facettes du talent de la Loren, ce qui explique le changement de cap un peu artificiel de la seconde partie (durant laquelle on en viendrait même à douter que Filumena soit vraiment amoureuse de Domenico) ; et d’autre part, malgré de belles séquences (la rencontre, l’hippodrome vide...), même cet aspect est formellement assez mal traité par De Sica. Celui-ci part pourtant par exemple d’une belle idée, symbolique et efficace, qui consiste, pour chaque nouvelle désillusion, à isoler le personnage dans le champ, soit par la disparition des autres personnages, soit par un recadrage, soit par un mouvement de caméra (par exemple un travelling avant). Hélas, le procédé tourne vite au systématique, et le spectateur d’attendre cette ponctuation obligée à chaque nouvelle séquence... Finalement, et ce constat révèle aussi bien les qualités du film que ses limites, Mariage à l’italienne n’est jamais aussi efficace que quand Vittorio De Sica, retrouvant l’essence théâtrale de la pièce, s’efface pour laisser ses comédiens habiter le champ, le remplir de leurs présences hors-normes.


Pour conclure, il convient de rappeler à quel point la comédie italienne des années 50-60 avait d’énormes vertus sociologiques dans une Italie en pleine reconstruction, et la manière dont le genre se transforma au fil des ans est elle-même assez représentative de cette évolution. Mariage à l’italienne capitalise sur des recettes qui ont montré qu’elles fonctionnaient, et si le renouveau de l’Italie est évoqué en filigrane dans le film (des bâtiments en ruine qui se reconstruisent, une séquence dans un chantier, une station-service réaménagée…), il s’agit seulement d’un arrière-plan, qu’il serait même tentant (quoique probablement abusif) d’imputer à une certaine nostalgie du passé néoréaliste de De Sica. Quasi-simultanément, voire dans les quelques années ayant précédé Mariage à l’italienne, Mario Monicelli réalisait Le Pigeon, tandis que Dino Risi, lui, bouleversait le genre avec Le Fanfaron puis Les Monstres, soit des films qui révélaient cent fois mieux l’insolente vitalité et la singularité de la comédie italienne. D’une certaine manière, Mariage à l’italienne illustre donc ce qu’était le genre jusqu’alors, en étant finalement d’avantage tourné vers le passé que vers l’avenir. De fait, si le film ne nous a pas semblé antipathique, on pourrait pour résumer dire qu’à défaut d’un grand film, cette adaptation d’une pièce populaire en forme de véhicule en or pour comédiens stars, qui plus est auréolée de succès public, était surtout un grand film de producteur. Les plus exigeants des spectateurs trouveront que le nom de Vittorio De Sica au générique pouvait laisser espérer mieux...


(1) « La décennie située entre 1958 et 1968 peut rétrospectivement être définie avec précision comme l’âge d’or du cinéma italien car dans aucune autre période isolée sa qualité artistique, son prestige internationale ou sa puissance économique ne fut aussi élevée » affirmait l’historien Peter Bondanella dans Italian Cinema from Neorealisme to the Present en 1993
(2) in Le cinéma italien : 1945-1995
(3) « La femme avec qui j’ai eu la plus longue histoire, c’est Sophia ; notre aventure date de 1954, et elle n’est pas encore terminée. J’aime le fait que Sophia ne soit pas seulement une bonne actrice, mais aussi une vraie personne. Je m’en rends surtout compte quand on m’accouple d’office avec des actrices quelconques » affirme-t-il par exemple dans la biographie d’Enzo Biagi, Marcello Mastroianni, Ma Dolce Vita
(4) Entretien avec C. M. Trémois, Télérama n°1144
(5) In L’avant-scène Cinéma n°214, Octobre 1978

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA FILMS
DATE DE SORTIE : 17 DECEMBRE 2014

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Par Antoine Royer - le 5 mars 2009