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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les 5 000 doigts du Dr. T

(The 5 000 fingers of Dr. T)

L'histoire

Le jeune Bart prend des leçons de piano avec le Dr Terwilliker, un professeur sans pitié qui lui impose des gammes, encore des gammes, toujours des gammes. Bart, épuisé, s’endort et se rêve dans une cité fantasmagorique, magnifique et inquiétante, sur laquelle règne l’effrayant Dr. T qui prépare un grand concert joué par cinq-cents enfants retenus prisonniers. Bart décide de déjouer les plans du tyran et de libérer ses camarades.

Analyse et critique

Situé quelque part entre Le Magicien d’Oz (la féérie magique du conte merveilleux) et Mary Poppins (la vision enfantine d’un monde peuplé d’adultes), tout en ressemblant à l’œuvre littéraire Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl, Les 5 000 doigts du Dr. T reste un grand moment d’émerveillement magique et rempli de sidérantes idées narratives, toutes plus folles les unes que les autres. Film longtemps oublié, il semble qu’il soit redécouvert ces dernières années au travers de festivals de cinéma ou bien d’éditions DVD lui permettant de pénétrer les foyers durant les longues soirées d’hiver. Echappant à la logique de production hollywoodienne de l’époque concernant le cinéma de genre, Les 5 000 doigts du Dr. T offre une expérience de cinéma hors norme, n’intégrant aucune caste stylistique ou thématique en particulier. Et cela même si le film peut bien se présenter comme un conglomérat de plusieurs influences esthétiques, principalement de la comédie musicale et du conte fantastique. Film pour enfants, mais pas seulement, Les 5 000 doigts du Dr. T détonne donc au sein de la production typique de l’âge d’or hollywoodien (pourtant déjà extrêmement novatrice et réactive en temps normal)... Aussi parce que son studio de production n’est guère habitué à ces tonalités (on aurait bien plus vu ce film se fabriquer entre les murs de la MGM). En effet, la Columbia n’était pas attendue à ce tournant-là en particulier.


Reste un film visuellement saisissant, débordant d'imagination graphique, ne reculant devant aucun délire narratif, aux scènes cultes nombreuses quoique peu variées, et surtout empli d'une folie furieuse contagieuse. Véritable comédie musicale d'aventure dans laquelle s'entrecroisent les décors les plus baroques et invraisemblables qui soient (une échelle gigantesque menant sur du vide, des bâtiments incurvés dans tous les sens, des portes dérobées, des passages secrets...), Les 5 000 doigts du Dr. T fascine avant toute chose par son sens du spectacle. Délicieux à presque tous les niveaux, on y croise tantôt la scène de bagarre stylisée la plus improbable de l'histoire du cinéma (un superbe numéro de danse grotesque et jubilatoire entre Hans Conried et Peter Lind Hayes), tantôt les populations souterraines capables de fédérer leurs efforts autour du plus incroyable concert jamais donné... En aucun cas le rythme du film ne sacrifie sa bonne humeur, son entrain, sa grande célérité dans l'abondance de morceaux de bravoure insensés. On ne peut guère l'expliquer, il absolument le voir pour le croire. L'ensemble de l'histoire se passe dans la tête d'un enfant, dans ses rêves ou plutôt ses cauchemars. Le sens en est à la fois clair et complexe, puisqu'il procède d'une passionnante introspection au cœur des chimères enfantines, avec sa logique freudienne, son œdipe refoulé et paradoxalement son illogisme constant, déroutant, partant d'un point à un autre sans réel lien apparent, aspirant à toujours demeurer dans le mouvement perpétuel. Seul celui-ci compte, pour autant qu'il soit téméraire et plongé dans les aventures les plus périlleuses.


Il en ressort alors un constat finalement assez simple vis-à-vis du film. Souvent considéré comme très riche, y compris fondamentalement, Les 5 000 doigts du Dr. T est en réalité assez binaire, moins théorique que purement fantasmagorique. C'est un époustouflant moment d'énergie colorée en forme de bombe protéiforme, et qu'il ne faut pas trop longuement chercher à transcender par la réflexion. En effet, aussi riche soit-il, le film ne propose clairement que la réflexion qu'il opère frontalement, à savoir un moment d'évasion dans les méandres de l'esprit d'un enfant, mais aussi un discours assez fort contre toute forme de dictature politique, morale et sociale. On y perçoit le docteur Terwiliker comme un dictateur forcené, obligeant tous les enfants à jouer d'un seul et même instrument, le piano, et donc participer à une seule mélodie. A côté de cela sont montrés les parias, ceux qui jouent de tous les autres instruments et qui forment, via cette cacophonie maîtrisée, un même idéal au sein duquel chacun peut néanmoins s'affirmer en portant sa propre identité culturelle et morale en étendard. La différence fait la richesse d'une société, contre toute forme de pensée unique et donc délétère. Voilà de quoi parle Les 5 000 doigts du Dr. T, parfois maladroitement équilibré entre la fantaisie de l'enfance et le sérieux de son discours, quoique dynamique et très enlevé. Cela étant, l'ensemble ne constitue pas un modèle de finesse, avec son ton direct et son affichage plastique sensationnel mais porté par l'insistance d'un propos peut-être trop appuyé pour ne pas devenir répétitif et un brin lassant. Car le film l'est bien un peu, entre deux chorégraphies sympathiques mais finalement pensées selon les mêmes concepts esthétiques.


Charge vigoureuse menée par l'écriture du fameux Dr. Seuss, Les 5 000 doigts du Dr. T devient même, malgré la personnalité imaginative et très tolérante à tous les niveaux de l'écrivain, autre chose à la lumière de son époque de sortie en salles. En 1953, le maccarthysme bat son plein, l'anticommunisme est partout aux USA, et les studios hollywoodiens produisent des films dont les discours sont difficiles, trahissant cette cause injuste ou bien l'épousant avec conviction. Même écrit par le Dr. Seuss, il convient absolument de ne pas oublier de concevoir Les 5 000 doigts du Dr. T comme ce qu'il est avant toute chose : un film de studio, de producteur même, puisque réalisé par l'incolore mais très capable Roy Rowland, un bon technicien mais guère plus (pourvoyeur de quelques bons westerns et surtout d'un excellent film policier, le fameux Rogue Cop). Dans ces conditions, il est inutile de vouloir y retrouver l'identité de qui que ce soit, si ce n'est davantage celle de son studio créateur, la Columbia qui, en ces lieux, étonne pourtant. Toute la caricature formidablement outrée d'une quelconque dictature et même le grand finale avec son explosion de bombe atomique (rappelons que nous sommes dans les années 1950, en pleine paranoïa ambiante concernant cette question-là) nous rappellent la vision basique et manichéenne que les Américains pouvaient avoir du communisme d'alors. Celui qui fait peur, celui que l'on maintient à distance grâce à des armes nucléaires absurdes. Sans forcément en avoir conscience à chacun de ses niveaux, mais avec une débordante débauche de moyens thématiques grossiers, Les 5 000 doigts du Dr. T brûle le communisme et ses déviances avec une conviction effarante, louant au passage la pluralité américaine d'un monde meilleur parce que peuplé de gens différents aux opinions libres. Simpliste, produit d'une époque qui lui donne cette lumière autant qu'il la consume par sa propre marque artistique identitaire, le film brasse cet ensemble dans un joyeux fouillis n'évitant ni le plaidoyer du petit plombier intelligent (« Je ne suis pas un rouage, je suis un entrepreneur indépendant » affirmera-t-il clairement) ni la confrontation des groupes : l'indépendance au sein du groupe chez les parias libres, la volonté animée d'une seule voix pour les gardes du palais du docteur Terwiliker. Efficace et grisant, attirant et festif, à défaut d'être autre chose qu'un grand moment de folie furieuse aux contours pas toujours très définis ni très bien défendus. De fait, le film hésite constamment entre l'enfance et le discours politique, sans jamais parvenir à hisser le premier au niveau d'intelligence auquel il devrait prétendre, et en privilégiant le deuxième de façon vague et rudimentaire. En cela réside probablement toute la dichotomie des 5 000 doigts du Dr. T, à la fois défaut et qualité d'un ensemble, à voir au moins une fois dans sa vie.

Les enfants vont adorer, les adultes vont apprécier. Gare à ceux qui en attendraient autre chose qu'un monument festif hors norme, car Les 5 000 doigts du Dr. T ne les comblera pas outre mesure. Il demeure un film outré, très amusant, esthétiquement brillant, constamment farfelu, animé par des acteurs talentueux (quelle prestation de Hans Conried !), mais peut-être un peu moins puissant sur le fond que ce que l'on a tendance à penser. Un classique à redécouvrir cependant, car très méritant et unique en son genre.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 6 décembre 2013