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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Incompris

(Incompreso)

L'histoire

A la disparition de sa femme, le Consul britannique de Florence, John Duncombe, décide d'en informer son aîné, Andrea, mais de ne rien dire à Milo, son plus jeune fils. Les deux enfants passent alors leurs journées à tromper l'ennui dans une trop grande demeure bourgeoise le plus souvent désertée par leur père, accaparé par son travail.

Analyse et critique

Au sein de la grande famille du cinéma italien, Luigi Comencini, plus que quiconque, peut être considéré comme le cinéaste de l’enfance. De son premier court-métrage professionnel, Des enfants dans la ville (Bambini in citta, 1946), à ses adaptations de classiques de la littérature enfantine (Heidi en 1953 ou Les Aventures de Pinocchio en 1972), en passant par sa biographie de Casanova (titrée en version originale L’Enfance, la vocation, et les premières expériences de Giacomo Casanova le vénitien) ou son ample enquête réalisée en 1970 pour la RAI (Les Enfants et nous), Luigi Comencini n’a eu de cesse de porter son attention sur cette période de la vie pour en révéler l’inapparente complexité autant que la bouleversante pureté : « L’enfance, déclarait-il, me semble être le seul moment de grande liberté pour un individu. Le processus par lequel l’éducation, scolaire comme familiale, tend à étouffer cette liberté est dramatique... Le seul moyen de libérer l’enfance est justement de se mettre à son niveau. » Une façon de résumer L’Incompris serait d’ailleurs d’évoquer la description de cet instant où un enfant libre rencontre les premières entraves inhérentes à ses responsabilités d’adulte en devenir.

A la lecture du résumé de L’Incompris, ci-dessus, on pourrait a priori croire que le nœud dramatique du film se trouve dans la dissimulation de la triste réalité, dans la manière dont Andréa et son père cherchent à entretenir Milo dans l’ignorance du décès de sa mère. Mais ce secret est finalement assez vite trahi, de façon assez peu dramatisée d’ailleurs, et les rares moments antérieurs à cette révélation où Andrea ment à Milo à propos de l’absence maternelle ne cherchent finalement pas tant à construire pour Milo une « autre » réalité cohérente qu’à révéler les sentiments intérieurs d’Andrea : la villa merveilleuse qu’il décrit lors de la séquence de l’orage n’est en rien réaliste (Milo s’en rend d’ailleurs compte en y reconnaissant les grands tableaux de l’entrée dont s’inspire Andrea) mais évoque aussi bien son espoir d’un Eden idéal, digne de la beauté maternelle, que son inexprimable nostalgie de moments partagés à jamais disparus...

L’Incompris est donc bien l’histoire d’un deuil, mais d’un deuil qui ne s’exprime pas - en tout cas ‘‘pas assez’’. Parce qu’on lui a demandé de protéger son jeune frère et qu’il prend cette mission à cœur, Andrea s’interdit, presque inconsciemment, toute manifestation visible de tristesse, et son père prend dès lors sa retenue pour de l’insensibilité. Ses sentiments ne s’expriment ainsi quasiment jamais dans ses mots mais dans ses silences... Trop absent, son intermittent de père n’a qu’une vision parcellaire de la manière dont Andrea vit son deuil, et plus le temps passe, plus son erreur de diagnostic s’accroît et plus l’incompréhension se renforce. Andrea se retient d’exprimer ses sentiments ? C’est qu’il ne ressent rien... Andrea veut faire plaisir à son père en allant lui acheter un cadeau d’anniversaire ou en lavant sa voiture ? Il fait prendre un risque inconsidéré à son petit frère... Andrea répond avec un sens alerte de la répartie à une blague de son oncle Will ? Il manque d’humour... Au fur et à mesure de l’avancée du film, les univers d’Andrea et de son père semblent irrémédiablement se disjoindre, et si L’Incompris parvient à ce point à restituer le monde de l’enfance, c’est aussi à travers ce sentiment diffus de profonde solitude - et ses corollaires exacerbés (le sentiment d’abandon, d’injustice...). Inutile de laisser le personnage développer des tirades mélodramatiques : le regard triste au cimetière, lorsqu’il voit son père jeter les œillets qu’il a lui-même, en secret, déposés sur la tombe de sa mère, révèle à la perfection ses tourments intérieurs. De la même manière, les mensonges qu’il enfile face aux deux fillettes rencontrées au cinéma ont ceci de bouleversant qu’ils ne font que cruellement trahir la détresse d’un enfant en manque d’attention.


Ce sentiment de solitude est entretenu par le cadre de l’action : une grande demeure bourgeoise florentine, dans laquelle les enfants se perdent au détour de leurs jeux. Avec ce style majestueux figé dans le passé, ces tentures décrivant un quotidien révolu, cet immense parc aux allées rectilignes, ces domestiques et ces nurses encadrant constamment les enfants, la demeure renvoie l’image d’un monde protecteur mais clos, étouffant, un « fantasme d’éternité et de contrôle ». De tout le film, Andrea et Milo ne s’en extrairont ensemble qu’une fois, lors de leur escapade florentine : soudain libres (la nouvelle nurse n’est pas encore arrivée), ils partent à Florence en bicyclette pour acheter un cadeau à leur père ; mais un photographe trop lent et une route trop pentue les feront arriver en même temps que leur père qui, à son retour du consulat, les surprend accrochés à un bus, attitude périlleuse s’il en est. La liberté de l’enfance, c’est une route en descente loin de la maison ; la responsabilité du monde des adultes, c’est la remontée, au crépuscule, avec un petit frère sur le porte-bagage...

D’ailleurs, la belle compréhension de la nature profonde de l’enfance dont Comencini fait constamment preuve dans L’Incompris se traduit également à travers le personnage de Milo. Adorable petit frère à la bouille irrésistible, il est l’objet de l’attention constante des adultes, qui le jugent plus fragile et moins autonome qu’Andrea. Pourtant, il est l’incarnation de ce que Luigi Comencini appelait « la méchanceté naturelle », cette tendance spontanée de la nature humaine à détruire les autres en essayant de se protéger soi - dont Andrea semble, lui, totalement dépourvu. C’est Milo qui, sans le vouloir, va briser le lien de confiance qui unissait Andrea à son père en comprenant que sa mère est morte sans qu’Andrea n’ait trahi le secret. C’est également Milo qui, en insistant pour accompagner Andrea, va provoquer leur retard au retour de Florence. C’est toujours Milo qui, plus tard, fera exprès de s’arroser d’eau pour attraper froid et empêcher Andrea d’accompagner leur père à Rome. C’est enfin Milo qui, pour imiter son frère, montera sur la branche de l’ « audaciomètre »... Et pourtant - et de façon qui plus est tout à fait légitime - jamais celui-ci n’aura à se confronter à quelque forme de responsabilité que ce soit ; sa jeunesse, et, donc son « innocence », est la meilleure preuve qu’il ne peut être tenu pour responsable de rien... contrairement à Andrea.

Cette situation d’entre-deux place Andrea en position d’intermédiaire entre le monde des enfants, incarné par son jeune frère, et celui des adultes, dont il ne fait pas encore partie. La caméra étant souvent placée à hauteur d’interlocuteur, cette incertitude se traduit également au niveau visuel : à Milo les plongées ; à son père les contre-plongées ; tandis qu’Andréa passe souvent de l’une à l’autre, parfois même au sein d’une même séquence, selon ses permutations de statut. Il est encore un enfant, il doit réagir comme un adulte, et même le cadre semble alors ne pas savoir comment le considérer ! Il est une séquence, l’une des plus belles du film, qui traduit idéalement ce passage forcé vers l’âge adulte qu’Andrea doit emprunter : celle chez le marchand florentin de magnétophones. Ayant malencontreusement effacé la bande magnétique sur laquelle il avait retrouvé la voix de sa défunte mère, Andrea va voir ce vieil homme qui lui explique qu’il ne peut pas retrouver quelque chose qui a disparu, et qui, pour le consoler, lui fera boire son premier verre de cognac. A cet instant, Andrea prend conscience de l’irréversibilité des choses - c’est même peut-être la première fois qu’il réalise ce que signifie concrètement l’idée de mort - et symboliquement, l’alcool joue son rôle de liquide baptismal : dans la séquence qui suit, l’oncle Will lui parle d’ailleurs d’égal à égal, en évoquant la solidarité des alcooliques et leur droit inaliénable à la cuite.

Le personnage de l’oncle Will, incarné par John Sharp, offre d’ailleurs brièvement au film une parenthèse de légèreté. Son gros visage débonnaire et rougeaud, son humour si particulier et sa juste perception d’Andrea (il est d’ailleurs à l’origine, à sa manière, d’un rapprochement entre Andrea et son père) font office de soupape dans le sentiment général d’oppression, et il y a une forme d’ironie rassérénante à le voir provoquer la seule colère (certes minime) du père à l’égard de Milo : profitant de la crédulité de celui-ci lors de la rencontre officielle entre John Duncombe et des émissaires nigériens, il le terrifie en lui décrivant ces étranges hommes noirs comme de dangereux cannibales avides de chair fraîche blanche. S’ensuivra cette séquence d’hilarité collective, en voiture, moment de relâchement partagé où la pression pourra retomber, ne serait-ce que brièvement.


Car malgré cette présence farcesque et malgré l’inventivité attendrissante des jeux des enfants (où n’importe quel objet devient le prétexte à laisser librement voguer l’imaginaire), on ne peut pas dire que L’Incompris soit un film joyeux. Il s’agit d’un mélodrame, et pour tout dire, d’un étalon du genre. Dans le registre, le principal écueil est la sensiblerie, la recherche à tout prix de l’émotion, le tire-larmes calculé. Tout est question de sensibilité, mais si le film est parvenu à stimuler mes glandes lacrymales, je n’ai jamais eu le sentiment d’y être contraint - et le film dégage tout du long, grâce à la sobriété de son style et la finesse de son écriture, un sentiment de délicatesse, de subtilité. Malheureusement, tout le monde n’a pas toujours été de mon avis, et L’incompris fut à sa sortie accueilli très froidement, notamment au Festival de Cannes 1967. Petit florilège assez... surprenant :

« L’Incompris n’avait pas sa place dans un festival et a été hué par la majorité des critiques. Le plus navrant de ce film commercial, c’est la façon avec laquelle Luigi Comencini a exploité les pires effets mélodramatiques pour spéculer sur la sensibilité de spectateurs faciles à attendrir (…) pendant près de deux heures, ils (les enfants) nous ont fait assister à un incroyable numéro de cabotinage et de niaiserie. » Yvonne Baby, dans Le Monde du 6 mai 1967.
« Basse sensiblerie, mélo au mauvais sens du mot, complaisances les plus accrocheuses font du film de Comencini une œuvre assez répugnante. » Ginette Gervais et Jean Delmas dans Jeune Cinéma, juin-juillet 1967
« On n’a pas le droit de venir tripoter avec de grosses mains d’adultes ce royaume interdit, ce monde mystérieux de l’enfance (…) Ce cinéma-là, c’est vraiment le pire, celui pour lequel on se doit de n’avoir aucune indulgence, parce qu’il ne mérite aucun respect. » Frantz Gévaudan, dans Cinéma 67, juin 1967
« Mais ici, l’émotion racole. C’est de la pellicule larme à l’œil, agaçante, et qui plus est interminable. » Jean Vigneron, dans La Croix du 6 mai 1967.

Seul Positif, par la voix de Robert Benayoun, défend alors un film qui « avec délicatesse, traite son Seigneur des mouches dans les jardins aristocratiques d’un diplomate anglais, autour de deux bambins délicieux et trompeurs. » La première sortie dans les salles françaises, uniquement dans une version non doublée et titrée Mon fils cet incompris, eut lieu le 31 juillet 1968 dans trois cinémas parisiens. Le film tint l’affiche à peine deux semaines, mais l’accueil fut alors un peu plus nuancé : si La France Catholique, sous la plume d’André Besseges, parle de « galère » et d’ « histoire navrante », il se trouve des défenseurs du film, parmi lesquels Jacques Siclier dans Télérama (« un mélo traité avec franchise et délicatesse ») ou Bertrand Tavernier dans Positif (« un sujet d’une importance extrême (…) dont Comencini tire des accents non seulement déchirants mais encore extrêmement vraisemblables »). Enfin, la redécouverte progressive durant les années 70 du talent de Luigi Comencini (à travers Pinocchio, Casanova, L’Argent de la vieille...) provoque un sursaut d’intérêt pour le film (en 1974, dans Cinema 74, Dominique Rabourdin parle d’un film méconnu à redécouvrir absolument) puis une ressortie en salles du film en 1978, cette fois accompagnée d’une unanimité critique ; en particulier, Le Monde consacrera une partie de sa une au film !

On peut s’amuser d’un tel revirement ; les exégètes rigolards y trouveront même l’occasion d’un formidable jeu de mots sur le titre du film, lui-même « incompris » à sa sortie ; on peine tout de même à comprendre comment un film si modeste dans son dispositif avait pu provoquer de telles réactions haineuses... Peut-être est-ce dû à cette idée reçue persistante faisant de l’enfance un monde de pureté absolue, à préserver absolument de toutes les horreurs ou manipulations auxquelles les enfants finiront pourtant fatalement par être confrontés quand il s’agira pour eux de ne plus en être... Dans L’Avant-scène Cinéma du 1er mai 1978, entre un article élogieux sur le film et l’intégralité de son découpage, on trouve par exemple un texte, signé Denise Dubois-Jallais, intitulé A-t-on le droit de manipuler des âmes ?, autour du « sacrifice » de ces enfants-acteurs sur l’autel « mortifère » de l’art cinématographique... Pour tout dire, on ignore ce qu’est devenu Stefano Colagrande (l’acteur incarnant Andrea (1)) qu’on n’aura ensuite jamais revu sur un écran de cinéma (aux dernières nouvelles, et pour les lecteurs inquiets, il serait devenu professeur de radiologie à l’Université de Florence, ce qui ne laisse pas présager d’un traumatisme trop dévastateur) - on ne risque pas, par contre, d’oublier son beau regard triste, presque aussi obsédant que celui d’une Ana Torrent (Cria Cuervos, L’Esprit de la ruche).

Surtout, il ne nous viendrait pas à l’idée de décrire L’Incompris comme un film manipulateur ou malsain. Au contraire, ce que propose le film tient de la plus parfaite évidence et du bon sens le plus salutaire : la relation entre un père et son fils (et plus globalement la cellule familiale) ne leur préexiste pas, dans un mythe de la famille conventionnelle cher à la société italienne (et que Luigi Comencini n’aura eu de cesse de dénoncer, y compris dans la satire) : c’est un édifice délicat, qui se construit laborieusement, jour après jour, dans la confiance et l’écoute mutuelle.

[ATTENTION, CE QUI SUIT REVELE DES POINTS DE L’INTRIGUE
QUE CEUX QUI N'ONT PAS VU LE FILM PREFERERAIENT PEUT-ETRE IGNORER]

Dans la scène finale bouleversante de lecture de la rédaction d’Andrea, s’ébauche en effet entre le fils et son père ce qu’aurait dû être leur relation et qu’ils n’ont pas su construire à deux. Il aurait été confortable d’achever le film sur la guérison d’Andrea et l’espoir d’une meilleure vie ensemble. Mais Andrea meurt et c’est probablement aussi ce terme cruel qui aura indigné ceux qui auront reproché au film sa ‘‘sensiblerie’’. A nos yeux, il était difficile de faire autrement. D’une part, parce qu’un happy-end n’aurait que guère coïncidé avec un film à l’atmosphère hantée par la mort. D’autre part, parce que cette fin nous avait en quelque sorte été annoncée. Lors de leur très belle promenade en barque, Milo demande à Andrea ce que cela fait d’être mort. Il lui demande alors de se boucher les oreilles et de fermer les yeux. Le jeune frère s’exécute, mais il ne « voit » rien. Andrea lui demande ce qu’il espérait voir, et Milo répond : « Maman ! ». Andrea lui certifie alors que le seul moyen de voir Maman serait d’être mort. A cet instant précis, la barque arrive sous le fatal « audaciomètre »... On peut alors presque penser qu’en jouant avec le danger, Andrea, malgré lui, cherche à se donner une chance de « revoir » sa mère. Plusieurs fois, lorsqu’il se trouve abandonné ou malade, Andrea se réfugie en effet dans un bureau où est accroché un dessin de sa défunte mère, seul portrait qui nous sera d’ailleurs donné d’elle. (2) Sa simple vision est un réconfort, une consolation. Dans cette séquence finale où son corps souffre mais son âme est consolée d’avoir pu enfin se faire comprendre de son père, Andrea regarde le portrait, placé face à lui. Et il la rejoint, probablement par choix : le dernier plan du film ne nous montre-t-il pas son reflet s’évanouissant, se fondant, progressivement dans le sourire de sa mère... Et l'on repense alors à ces visions artificielles de scènes de vie peintes qui ouvraient le film lors de son générique : entre ces premiers plans et cette dernière image, le film a gagné du « relief ». Il a gagné de la vie, malgré la mort...

[FIN DES REVELATIONS]

La sortie de L’Incompris chez Carlotta a été pour moi l’occasion de découvrir un film dont j’avais depuis toujours entendu parler mais dont je repoussais la découverte, un peu par appréhension, un peu pour attendre les conditions les plus favorables. Car, il me faut l’avouer, dans les contours de ma propre cinéphilie, il y a toujours eu une place à part pour ces films qui évoquent le monde de l’enfance en le confrontant à la violence du monde des adultes, et en particulier lorsqu’ils font naître une poésie singulière et délicate du contraste entre la pureté d’un imaginaire enfantin et la dure réalité de la mort. De Charlie Chaplin à Guillermo Del Toro, en passant par Charles Laughton, Carlos Saura, Victor Erice, Peter Jackson et tant d’autres, ils sont quelques-uns à avoir su faire résonner en moi cette corde si sensible, de celle dont naissent les mélodies intérieures les plus inoubliables. Luigi Comencini vient de les rejoindre, là-haut, tout en haut.


(1) Concernant ce choix, ou celui de Milo, Comencini avouait « ne pas diriger les enfants, mais chercher à trouver les bons, de façon à ce que leur présence, leur façon de se mouvoir, de se comporter, soient déjà en elles-mêmes celles du personnage. »
(2) Cela si on exclut, dans les éléments constitutifs d’un « portrait », la mélodie au piano (un concerto au piano de Mozart) qui est en permanence attachée à son souvenir.

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Par Antoine Royer - le 28 janvier 2011