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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Fraises sauvages

(Smultronstället)

L'histoire

Isak Borg (Victor Sjöström) est invité à Lund pour y recevoir une distinction honorifique couronnant sa longue carrière de médecin. Bousculant ses plans à la suite d’un rêve énigmatique, il décide de s’y rendre en voiture, et sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin) se joint à lui à la dernière minute. Ce voyage sera l’occasion pour lui de revenir, tant géographiquement qu’émotionnellement, sur les moments qui ont marqué sa vie, et d’en retrouver les protagonistes...

Analyse et critique

Pour dédramatiser Bergman

« Quelle aura été l’ambition d’Ingmar Bergman ? Être un artiste ? Sans doute. Mais pas comme un peintre, pas comme un musicien peuvent se penser artistes. Bergman est plutôt l’équivalent, au vingtième siècle […] qui est celui du cinéma, de ce qu’ont été au dix-neuvième les auteurs de romans et les auteurs dramatiques. Un pourvoyeur d’imaginaire, si l’on veut ; mais j’aime mieux considérer, pour parler de lui, que le roman, la littérature et le drame sont des pourvoyeurs de réalité, et profonde. » (1)

Soyons honnêtes : Ingmar Bergman est intimidant, pour le spectateur aussi bien que pour le chroniqueur. D’abord parce qu’il fait partie de ces auteurs statufiés par la critique et qui ont porté une influence majeure et sur le cinéma, et sur les cinéastes. Ensuite parce que Bergman, avec son aura de misanthrope reclus sur son île de Fårö, dispensant des sentences sévères sur ses œuvres (2), Bergman lui-même n’est pas facilement aimable. Mieux encore, s’il se soucie de se faire aimer de son public, il en exige beaucoup, et en efforts, et en disponibilité d’esprit, sans toujours s’en rendre compte. (3) Mais pour autant ses films ne sont pas que des forteresses de réflexions austères et moralisatrices, ni que des dissections impitoyables de l’âme, on y trouve la sensualité, la tendresse, l’humour même. Car avant tout ses films se nourrissent d’humanité sous toutes ses formes (ils comportent d’ailleurs de larges pans autobiographiques, plus ou moins déguisés). Et de tous les films par lesquels "débuter en Bergman", Les Fraises sauvages est sans doute un bon choix, un de ceux qui sont le plus à même de mettre le débutant en appétit.

Portrait du héros en vieillard indigne

Nous pénétrons dans le film par la voix d’Isak, qui d’emblée justifie son retirement du monde pour en éviter les continuelles frictions. Le tableau que nous brosse la caméra vient compléter le portrait en quelques plans : un vieil homme que n’entourent que des photos de ses proches et une chienne, dont l’existence est encore rythmée par le service des repas et pour qui l’alignement des accessoires de bureau sur le sous-main requiert une attention extrême. Très tôt dans le film il apparaît que la solitude d’Isak est moins un choix de la part du vieil homme qu’un état subi découlant de son comportement. Nous le voyons ainsi tarabuster sa gouvernante jusqu’à l’exaspération, et plus tard, dans la voiture, sa belle-fille Marianne le confronte aux malentendus existant entre eux. Il comprend ainsi, avec un brin d’incrédulité, que le fait d’avoir accueilli la jeune femme sous son toit n’est pas vécu comme un geste de générosité puisqu’il refuse d’en connaître les raisons (ses difficultés conjugales avec le fils d’Isak, Evald, joué par Gunnar Björnstrand), et que le prêt accordé au couple est vu comme un chantage à l’honneur, puisque même sans exigence du remboursement, la manière dont a été élevé Evald ne lui laisse aucun choix. Isak Borg, à trop prêter attention à ses principes et à sa carrière, en a visiblement accordé trop peu à son entourage, et son isolement en est le résultat.


Comme un étranger à ses propres sentiments

Un processus de prise de distance qui, par ailleurs, n’a rien de récent, mais nous est montré comme constitutif du personnage. Un arrêt à la maison de son enfance le replonge si profondément dans ses souvenirs qu’il rencontre les acteurs de ces scènes du passé, à cette différence qu’il est témoin des parties de l’histoire auxquelles, en tant que jeune Isak Borg, il n’avait pu assister à l’époque. Il voit sa fiancée d’alors, Sara (Bibi Andersson, radieuse de ses 22 ans), séduite par son frère Sigfrid (Per Sjöstrand), et se lamentant plus tard de ce que la cour érudite et compassée que lui fait Isak la contraint à aller chercher la tendresse ailleurs. Plus tard, dans une séquence qui cette fois est un souvenir, il voit son épouse défunte (Gertrud Fridh) se donner crûment à un homme brutal pour la pure perversité de tromper son époux avec son opposé, puis anticiper sur l’indifférence avec laquelle Isak accueillera l’aveu de cet acte. Ainsi devant les deux femmes de sa vie il lui est donné de réaliser l’étendue de son incompréhension de leurs désirs, et combien leur perte est avant tout sa responsabilité, son incapacité.


Juste avant l’épisode de l’adultère, un examen de cauchemar lui a fait douter même de sa plus grande fierté : ses compétences de médecin. Ces différents épisodes auront ainsi accompli un travail de sape de sa confiance et de son sentiment d’accomplissement personnel, traits saillants de sa personnalité telle que l’introduction du film nous la montrait. Isak Borg doute d’avoir bien fait et fait le bien dans sa vie, son identité se brouille et se dissout à ses propres yeux, comme l’homme rencontré dans le rêve précédant son départ pour Lund est une baudruche au visage indistinct qu’un toucher décompose.

L’apaisement est un travail

Si le film s’arrêtait à ce constat d’échec d’un homme en fin de vie, il serait des plus désespérant, mais le voyage d’Isak Borg lui fait surtout rencontrer des personnages qui, indirectement, rendent possibles la réconciliation avec son passé. Il croise d’abord la jeune Sara (Andersson encore), tout aussi frivole et espiègle que l’autre, et comme elle accompagnée de deux jeunes hommes dont elle se joue des sentiments. Avec elle Isak peut contempler une situation en tout point semblable à celle qu’il connut autrefois mais sans y être impliqué, et ses rapports avec la jeune fille lui donnent l’occasion de croiser son ancien amour sous une forme bénigne, de lui prodiguer enfin de la tendresse sans en souffrir.

Bien plus dérangeante est la rencontre avec un couple (Gunnar Sjöberg et Gunnel Broström) que leurs disputes perpétuelles envoient - littéralement ! - dans le fossé. Leur relation, faite à la fois de cruauté psychologique et d’insensibilité, est un rappel douloureux non seulement pour Isak, mais aussi pour Marianne. À tel point qu’après avoir demandé au couple de sortir de la voiture, elle décide de s’ouvrir enfin à son beau-père, lui infligeant un choc salutaire : elle est enceinte et craint que son enfant à naître ne soit "contaminé" par l’espèce de momification émotionnelle qui caractérise la famille Borg. En effet, que ce soit la mère d’Isak (Naima Wifstrand) retranchée derrière un rempart d’objets inutiles et, comme eux, désertée par ceux qui faisaient sa raison d’être, que ce soit Isak reclus au sommet de sa réussite académique, ou que ce soit Evald qui refuse que la grossesse de sa femme l’ancre dans la vie... les Borg ont en commun un orgueil qui leur fait tourner le dos délibérément au sort du commun des mortels, et une stérilité des sentiments qui vient démentir toute autre forme de prolixité qu’ils pourraient sembler avoir par ailleurs (nombre d’enfants, de travaux publiquement reconnus). Isak est ainsi "mort sans le savoir", son temps comme temps des hommes dans le monde est arrêté, ainsi qu’il interprète lui-même le cauchemar survenu avant son départ pour Lund. Il est le passager ignorant d’un corbillard sans conducteur aux chevaux emballés (4), dans un pays symbolique où les aiguilles des pendules n’ont plus d’aiguilles. Cette voie solitaire d’Isak est aussi rendue sensible lors de la rencontre avec l’ancienne Sara au cours de laquelle elle lui tend un miroir pour lui faire contempler l’étendue de temps qui les sépare à jamais, avant de retourner à une vie d’où il est absent parce qu’il l’a bien voulu ainsi. Jamais davantage qu’en cet instant le sentiment de perte d’Isak n’a pu être plus complet, son infirmité humaine plus manifeste (il est significatif d’ailleurs que ce rêve soit noyé d’obscurité et traversé de grands vols de corbeaux, oiseaux symbolisant l’angoisse chez Bergman). Mais cette démonstration, loin d’être une fin en soi, devient le vecteur d’un ultime sursaut pour le vieil homme.


Comme s’endort un enfant bordé dans son lit

Une fois arrivé à Lund, c’est un Isak un peu ébranlé dans ses convictions mais résolu à secouer son engourdissement qui tente de combler le fossé qu’il a laissé se creuser entre lui et son entourage. Maladroitement, il tente d’amorcer des rapports moins formels avec sa gouvernante, qui le rabroue malicieusement. Il encourage également une précautionneuse parade de rapprochement entre son fils et Marianne. Marianne qui viendra l’embrasser dans son lit (image pleine de douceur de son profil penché vers le vieil homme, découpé par la lumière de la lampe de chevet) avant de partir danser avec son époux retrouvé. En cet instant se cristallise une régression vers l’enfance déjà pressentie lors de la dernière rencontre rêvée avec la Sara d’autrefois, où nous voyions Isak se tenir près d’un berceau vide et contempler le paysage de son souvenir : Marianne est déjà pleine de son devenir de mère et prodigue les gestes du réconfort à son beau-père, qui lui glisse déjà dans la position fœtale de l’enfant assoupi. Et le rêve qui s’ensuit est un pas supplémentaire vers cette enfance idyllique, car cette fois il n’y existe pas un Isak jeune qui en serait le résident attitré, c’est lui, le vieil Isak, qui est reconnu par les protagonistes de ce monde d’autrefois comme étant à jamais le seul et unique Isak. (5) La lucidité quasi omnisciente qui lui autorisait de voir des épisodes du passé dont il ne connaissait que les conséquences prend alors un sens qui rejoint celui de cette ultime fugue : il approche de la mort au bras de "sa" Sara, le visage rayonnant, et s’embarque pour une excursion en bateau (6) sans avoir plus à se soucier du rivage à atteindre.



(1) Ingmar Bergman : « Mes films sont l’explication de mes images », Jacques Aumont, Cahiers du Cinéma Auteurs
(2) « Je pense qu’en enfer je vais devoir m’asseoir dans une salle de projection et voir mes propres films pendant deux ou trois éternités. Je pense que ça sera ma punition. » in Conversation avec Ingmar Bergman, Olivier Assayas et Stig Björkman, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, n°88
(3) « J’aime le public. J’ai toujours pensé : "Je suis très clair, ils doivent comprendre ce que je dis, ce n’est pas difficile" et plusieurs fois, je me suis rendu compte que je n’avais pas été assez simple, assez clair. Mais toute ma vie (…), j’ai toujours travaillé avec ou pour le public. » ibid.
(4) Hommage direct à La Charrette fantôme (Körkalen, 1921), film muet réalisé par Victor Sjöström, film et cinéaste que Bergman admirait considérablement (Sjöström fut l’emblème avec Mauritz Stiller du cinéma muet suédois).
(5) « J’avais alors trente-sept ans, j’étais coupé de toutes relations humaines et c’est moi-même qui coupais ces relations en voulant m’affirmer (…). Dans la dernière scènes des Fraises sauvages il y a une forte charge de nostalgie, et un souhait : Sara prend Isak Borg par la main et elle le conduit dans une clairière pleine de soleil. Il peut voir, de l’autre côté du détroit, ses parents. Ils lui font signe de la main. (…) Je ne mesure pas encore et j’ignorais alors à quel point, à travers Les Fraises sauvages, j’en appelais à mes parents : voyez ce que je suis, comprenez-moi et - si c’est possible -pardonnez-moi. » in Images, Ingmar Bergman, Gallimard
(6) La valeur symbolique semble du même ordre que celle de la barque de Charon traversant le fleuve Styx vers l’Hadès (le royaume des morts des Grecs), ou encore du bateau emportant le roi Arthur mortellement blessé vers l’île d’Avalon., d’où la mort est bannie.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 5 MARS 2014

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La fiche IMDb du film

Par Jack Sullivan - le 5 août 2006