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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Fille du puisatier

L'histoire

Patricia (Josette Day) est la fille d’un puisatier, Amoretti (Raimu) de l’arrière-pays provençal. Elle tombe amoureuse de Jacques Mazel (George Grey), un jeune homme de bonne famille, venu de la ville. Nous sommes en 1939 et alors que leur idylle ne fait que commencer, la guerre éclate et Jacques est appelé sous les drapeaux sans savoir que Patricia attend un enfant de lui.

Analyse et critique

En 1940, Marcel Pagnol est un artiste totalement indépendant. Il maîtrise la chaîne de fabrication d’un film de A à Z, possédant plateaux, laboratoires, salles de montage et de mixage, réseau de distribution et, cela a son importance dans l’univers amical de sa petite entreprise, des chambres et un restaurant. Les tournages se passent en famille, cuisinier ou maçon font les acteurs, les "artistes" aident à construire les décors. Les succès du Schpountz et de La Femme du Boulanger ont encore conforté sa position dans le paysage cinématographique français. Mais cette année, qui voit l’entrée en guerre de la France et sa capitulation devant l’armée allemande, marque la fin de cette époque bénie pour Pagnol cinéaste, et La Fille du puisatier, produit donc en 1940, va subir de plein fouet les troubles de cette période historique si sombre. Le film est au départ une commande du Service Cinématographique des Armées qui espère, avant guerre, resserrer ses liens avec l’Italie mussolinienne. Pagnol s’évertue à gommer tout ce qui a trait à un hypothétique rapprochement franco-italien et il ne reste effectivement plus rien de cette idée dans le film que nous connaissons aujourd’hui. Le cinéaste avait d’ailleurs été également approché par Henry Torres, le chef du Service Cinématographique, pour réaliser un film ce coup-ci franco-britannique, mais le projet ne pu être mené à bien. Cette anecdote en dit long sur le difficile positionnement de la France dans la géopolitique de l’époque.

Le tournage débute le 20 mai 1940, mais il est très rapidement interrompu en juin au moment de la débâcle. Il reprend le 13 août de la même année. Entre-temps, Pagnol a modifié son scénario afin de coller à la réalité du moment. La première version du film prévoyait la victoire de la France, la version définitive rassemble la famille et les villageois autour d’un poste de radio où l’on entend le maréchal Pétain déclarer l’armistice et la capitulation de la France. La Fille du puisatier est d’ailleurs l’un des seuls films qui évoquent ce moment douloureux de l’armistice. En intégrant à la dernière minute ce discours, Pagnol souhaite rendre hommage à deux de ses amis tombés lors de la débâcle, l’acteur Robert Bassac et l’avocat de Pagnol Victor Vin-Vial. Alors même que la propagande du gouvernement de Vichy vise à minimiser l’ampleur des combats, à faire porter toute la responsabilité du conflit à la France, à faire oublier les soldats tombés au front, Pagnol fait réciter dans son film l’hommage aux morts et fait résonner au loin le clairon des soldats tombés au champ d’honneur. « Alors, on a perdu la guerre… Pourquoi avons-nous été battus si vite ? » demande Raimu, « Morts pour rien » pleure la femme du quincaillier, « Non madame, ce n’est pas vrai ! Ils n’ont pas sauvé la France mais ils l’ont prouvé : les morts des batailles perdues sont les raisons de vivre des vaincus » lui répond Patricia. Le discours est clair et le film est interdit de projection pendant plus d’un an par la Kommandantur, jusqu’à ce que Pagnol cède et retire cette scène de son film. La Fille du puisatier est un témoignage unique de la France rurale au moment de la capitulation. C’est l’incompréhension, le choc ; et s’ils ne sont pas directement touchés par les évènements, tous ressentent que rien ne sera plus pareil. Pour Pagnol non plus, rien ne sera plus pareil. Après avoir abandonné le projet de La Prière aux étoiles, il ne tournera plus pendant toute la durée de la guerre, alors même que l’industrie cinématographique est florissante avec 220 films produits pendant la période de l’Occupation. Un rapide rappel historique permet de resituer la position de Pagnol dans le paysage du cinéma français. De nombreux réalisateurs prestigieux ont certes quitté la France (René Clair, ami de Pagnol, Renoir, Duvivier, Ophuls, Feyder…) mais étonnamment le 7ème art se porte à merveille sous le gouvernement de Vichy. Si la situation est très complexe, avec d’innombrables pressions, des menaces, des licenciements, des délations, le cinéma et ses artistes, dans leur grande majorité, ne se mettent pas au service de la propagande vichyssoise. La Continental tient un rôle primordial dans la production de l’époque. C’est une firme dont les capitaux sont allemands et dont le président, Alfred Greven (un ancien de l’UFA) est nommé par Goebbels pour réaliser des films de propagande. Greven s’oppose à Goebbels, arguant qu’il est improbable que les artistes français (à contrario des journalistes de la presse écrite et de la radio) se mettent à réaliser des œuvres dénonçant Juifs, francs-maçons ou communistes. La Continental va dès lors travailler dans une relative indépendance, produisant notamment Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot, La Main du diable de Maurice Tourneur ou encore Le Dernier des six de George Lacombe.

Mais Pagnol ne s’imagine pas travailler dans ce système et il se sépare en 1942 de ses studios et de ses laboratoires au profit de la Gaumont. La Continental voulait mettre la main sur les équipements de Pagnol, tout comme les services de Vichy chargés de la communication. Mais le cinéaste s’y refuse, prétextant une maladie qui lui fait perdre la vue, puis plus tard une banqueroute qui l’oblige à céder ses équipements à la Gaumont. Il ne conserve qu’une salle de cinéma à Marseille et se retranche dans son domaine de La Gaude avec une partie de ses amis techniciens, notamment ceux qui veulent échapper au STO.

Ce rapide historique évoqué, il est d’autant plus insupportable d’entendre ça et là que La Fille du puisatier est un exemple rance d’un cinéma défendant les valeurs de Vichy : travail, famille, patrie. On l’a vu plus haut, la séquence du discours règle son sort à la valeur patrie. Pour le travail, Pagnol nous parle effectivement des gens simples dont l’œuvre sur terre, aussi minime soit-elle aux yeux des autres (faire du pain dans La Femme du Boulanger, trouver de l’eau ici) est pleine de vie. « Il faut se méfier des gens qui vendent des outils mais ne les utilisent jamais » dit Raimu à un moment. Le travail chez Pagnol se doit d’avoir une finalité, il n’est jamais un but en soi. Chez Pagnol on paresse, on discute longuement, on se promène. L’activité n’est pas une fin, juste une nécessité à laquelle on essaye de donner du cœur.

Anoretti représente effectivement les vertus du travail, de l’honneur, de la famille, toutes choses que Pagnol confronte à la simple idée de bonheur. Une nouvelle fois, après Angèle et avant Naïs, Pagnol nous parle des relations conflictuelles entre un père et sa (ou ses) filles. La Fille du puisatier c’est de nouveau l’histoire d’une jeune fille victime des hommes, d’une morale ancestrale. Patricia c’est la cousine de Fanny, d’Angèle, d’Arsule (Regain). C’est une fille-mère que l’on doit cacher, qui ne peut être acceptée comme l’était Fanny (en devant cependant se marier avec Panisse), Patricia habitant dans une région bien plus archaïque dans l’évolution de ses mœurs que ne l’est Marseille. L’arrière-pays provençal, c’est encore le droit absolu du patriarche. L’archaïsme de la pensée d’Anoretti le pousse tout d’abord à rejeter sa fille devenue mère hors mariage et tout son parcours va consister à faire fi des on-dit, à se libérer d’une morale ancestrale, à renouer avec son enfant, à accepter et aimer le fruit de son amour. Nulle morale conservatrice ici, mais bien au contraire une ode à la liberté, à la compréhension, le refus d’un mode de vie figé qui mène un père à renier son enfant. Thème courageux et progressiste qui va bien à l’encontre de la famille idéale imaginée par les puritains de Vichy.

La Fille du puisatier est un film sur l’amour, sur la beauté des petites gens. Il n’y a quasiment jamais de méchant chez Pagnol et ce film ne déroge pas à la règle. C’est aussi un film sur le pardon, ce pardon si important dans l’œuvre du cinéaste car il témoigne du moment où le cœur s’ouvre, où la raison bat en retraite, où l’on oublie les codes, la morale, la bienséance. Pardonner c’est accepter, comprendre, se remettre en cause. Quand Raimu pardonne, sa grande masse imposante rapetisse et, le visage un peu penché, il ressemble à un enfant fautif. Raimu alors ne pardonne pas, il demande le pardon. Anoretti le puisatier est l’un des plus beaux personnages de Pagnol et Raimu est une fois de plus impérial, aussi drôle qu’il peut être émouvant. Rares sont les acteurs qui nous amènent aussi facilement aux larmes après nous avoir fait éclater de rire. Bien sûr, les rôles écrits par Pagnol sont d’une profondeur, d’une intensité incroyable, mais le génie de l’acteur les transcende à l’écran, et l’on ne peut se retenir de pleurer lorsque le bonhomme quitte sa faconde du sud pour murmurer avec discrétion ses peines et ses joies. C’est la dernière fois que Pagnol tourne avec Raimu, mais aussi avec Charpin, une fois de plus magnifique. Le premier disparaît en 1944, le second en 1946. Fernandel et Raimu sont, pour la première fois devant la caméra de Pagnol, réunis en haut de l’affiche. En coulisses, le combat est acharné entre les deux acteurs pour prendre la première place, et il s’en faut de peu pour que Josette Day (la Belle de Cocteau) ne leur vole finalement la vedette. Line Noro (l’amante de Gabin dans Pépé le Moko), Milly Mathis et le fidèle Charles Blavette complètent un casting une fois de plus parfait.

La Fille du puisatier est une fois de plus la preuve que Pagnol est un cinéaste primordial dans l’histoire du cinéma français. C’est aussi un cinéaste intemporel car malgré l’évolution fulgurante des mœurs, c’est un film qui nous touche et nous émeut toujours autant maintenant. Pagnol contrairement à ce que l’on a pu dire, ne fait jamais dans le folklorique. Il explore avec acuité et sensibilité notre humanité, et les rapports qu’il dépeint, même s’ils sont ancrés dans un contexte historique et géographique bien précis, lointains, sont bien ceux qui fondent notre société. Si le film clôt dans la douleur la période la plus faste de son auteur au niveau professionnel, s’il est marqué par des choix difficiles dans sa vie intime (il rompt avec sa compagne Orane Demazis), Marcel Pagnol parvient à néanmoins à y insuffler joie de vivre et optimisme. C’est d’ailleurs le seul de ses films où un couple est présent à l’écran avec leur enfant et ce, même si c’est pendant un court laps de temps.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 1 avril 2007