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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Enfants terribles

L'histoire

Paul et Elisabeth, deux adolescents vivant chez leur mère mourante, sont frère et sœur et entretiennent des rapports singuliers. Inséparables, ils vivent dans la même chambre et passent leur temps à s’invectiver et à jouer à des jeux insolites et provocateurs. Après une blessure occasionnée lors d’une bataille de boules de neige dans son lycée, Paul doit rester alité sous la protection de sa sœur. Cette cohabitation troublante se poursuit après le décès de leur mère, et le mariage d'Elisabeth avec un jeune et riche homme d’affaires au destin funeste. Viennent les rejoindre dans la grande demeure héritée de feu son mari, Gérard, le meilleur ami de Paul, et Agathe, rencontrée dans une agence de mannequins. Quand Elisabeth apprend qu'Agathe et Paul sont amoureux l’un de l’autre et souffrent en silence, la relation fraternelle vire au psychodrame.


Analyse et critique

Les amateurs du cinéma de Jean-Pierre Melville risquent fort d’être déstabilisés à la vision de ce film étrange qui doit autant, sinon plus, à Jean Cocteau qu’au réalisateur du Samouraï. Il serait donc judicieux de mettre un temps de côté les films policiers de Melville, qui ont fait sa renommée, avant de se pencher sur ces Enfants terribles et de se livrer à des comparaisons farfelues. C’est Jean Cocteau, pris par la préparation de son Orphée et admiratif du Silence de la mer (1948), premier film du cinéaste, qui fit appel à ce dernier pour adapter à l’écran son propre roman paru en 1929. Cette collaboration ne se passa pas sans heurts, comme semble le démontrer le résultat mitigé de ce travail en commun. Cela dit, l’honnêteté nous enjoint à avouer d’entrée notre déception relative devant ce film, pourtant intéressant à plus d’un titre, d’autant plus que Jean-Pierre Melville reste l’un des nos cinéastes favoris (de même que l’œuvre de Cocteau est chère à beaucoup d'entre nous, notamment son chef-d’œuvre La Belle et la Bête).


Les relations furent donc plutôt tendues entre Jean Cocteau et Jean-Pierre Melville. Par exemple, l’écrivain imposa l’acteur principal au réalisateur qui le trouvait trop âgé et physiquement inadapté pour le rôle de Paul. De même, Melville dut se battre contre l’avis de Cocteau pour confier le rôle d'Elisabeth à Nicole Stéphane. La musique fut aussi un point d’achoppement, et Melville eut le dernier mot en optant pour deux compositions classiques (les concertos de Bach et Vivaldi), un choix qui se révéla d’abord fort judicieux pour souligner le caractère obsessionnel du récit, et surtout précurseur en la matière. Le tournage lui-même fut également mouvementé. Il est probable que l’une des conséquences malheureuses de ce conflit larvé soit le jeu passablement figé et légèrement caricatural des comédiens en général. Les dialogues très écrits et un rien sentencieux de Cocteau entrent également en ligne de compte et risquent aujourd’hui de faire sortir plus d’un spectateur du film. Car il faut aimer la voix et le phrasé de Cocteau (c’est bien lui qui interprète la voix off) et l’emphase qui la caractérise souvent pour goûter à la poésie de l’écrivain.


« Le meilleur roman de Jean Cocteau est devenu le meilleur film de Jean-Pierre Melville. » Cette citation de François Truffaut a beaucoup fait pour la reconnaissance critique des Enfants terribles. Melville fut justement célébré par les jeunes trublions de la Nouvelle Vague qui en firent avec raison l’une de leurs influences majeures. Mais il est permis de ne pas être d’accord avec Truffaut, même si l’on comprend bien la résonance qu’a pu avoir ce film pour l’auteur des Quatre cents coups. A ce titre, l’utilisation de la musique classique, couplée à la voix off élégante et révélatrice des sentiments intérieurs des personnages, a dû fortement marquer son esprit puisqu’on la retrouvera plus tard dans ses propres œuvres. La bataille de boules de neige se déroulant au lycée, scène qui ouvre Les Enfants terribles, et son traitement (musique et montage) ont également, et sans aucun doute, influencé François Truffaut. Mais avec le recul, et au vu de la carrière de Jean-Pierre Melville, on peut se demander en quoi ce film serait supérieur au Deuxième souffle (1966), au Samouraï (1967), à L’Armée des ombres (1969) ou au Cercle rouge (1970). Jean-Pierre Melville restera avant tout comme un créateur de formes, secret et méticuleux, dont l’art touche finement à l’abstraction, et dont la mise en scène révolutionna totalement le traitement du film policier et ses personnages.


Il n’en reste pas moins que Les Enfants terribles apporte son lot de surprises et de richesses. Cocteau et Melville livrent une œuvre hallucinatoire, mettant en opposition deux êtres qui se livrent à des jeux obsessionnels et pervers, et parviennent à établir par ce biais une relation d’amour/haine. Une relation étrange et licencieuse qui, progressivement, contamine tous les personnages qui gravitent autour d’eux. Jusqu’à un finale destructeur dont on ressent l’inéluctabilité dès lors qu’on commence à entrevoir les ressorts psychologiques de ces deux êtres. Melville met en scène un dérangeant spectacle de l’intimité, par moment sulfureux, dans la chambre à coucher qui sert de repaire pour Elisabeth et Paul, en ayant souvent recours à des cadrages rendant compte de l’isolement et de la promiscuité entre le frère et la sœur. Un spectacle souligné aussi par la voix off déclamatoire, compassée et un brin tautologique de Jean Cocteau. Les deux personnages que sont Gérard et Agathe, dès qu’ils pénètrent dans cet antre maudit, sont à la merci du couple et deviennent la proie de leurs petits manèges. Pour Paul et surtout Elisabeth, tout se réduit à un jeu. Ils jouent avec les conventions familiales et sociales, mais dans un pur souci de gratuité, et se livrent ainsi à un simulacre de vie qui inscrit l’œuvre dans la tragédie.


La réalisation de Jean-Pierre Melville a recours a des angles parfois insolites, des recadrages signifiants et quelques mouvements de caméra portée insidieux pour mettre en évidence l’intimité froide et pathologique entre ces deux jeunes adultes, ainsi que l’atmosphère glaciale qui baigne les décors. La lumière d'Henri Decae, un directeur de la photographie qui joua un grand rôle dans les innovations amenées par la Nouvelle Vague, participe de cette étrangeté visuelle en jouant sur l’équilibre entre les clairs-obscurs et la dureté de l’éclairage, ainsi que sur la perspective des décors intérieurs. Le revers de la médaille de ce système figé dans cette description cauchemardesque d’une réalité faussée par ses principaux protagonistes est une certaine théâtralité qui peut devenir pesante quand tous ses principaux éléments caractéristiques (voix off, dialogues, interprétation) fonctionnent à plein régime. Le travail de Jean Cocteau est certainement à l’origine de ce sentiment, mais on retrouve parfois la grâce et la fantaisie qui dépeignent son œuvre comme lors de la séquence du rêve d'Elisabeth, ou celle des dialogues s’effectuant par le truchement de la pensée qui témoignent du lien étroit et quasi "fusionnel" entre le frère et la sœur. Enfin, la blondeur lumineuse des deux personnages ne laisse aucun doute sur la paternité réelle des Enfants terribles.


Les accusations d’inceste proférées par l’Eglise catholique lors de la sortie du film démontrent que le spectacle proposé reste d’une audace sans pareille pour l’époque. Le désordre psychique mis à l’œuvre dans cette tragi-comédie aux accents baroques et le jeu intense et parfois déstabilisant de Nicole Stéphane finissent par emporter le morceau malgré les réserves qu’on peut émettre devant l’artificialité de ce spectacle à la fois tourmenté et empesé, audacieux et monocorde.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Melville à travers ses films

Par Ronny Chester - le 9 février 2007