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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Valseuses

L'histoire



Liés par une forte amitié, Pierrot et Jean-Claude, deux voyous inséparables en cavale veulent vivre à fond leurs aventures. Cette fuite sera ponctuée de provocations et d'agressions mais également de rencontres tendres, instants de bonheur éphémères.

Analyse et critique

Un vent de folie souffle sur le cinéma français le 20 mars 1974 lorsque sort sur les écrans Les Valseuses. Le réalisateur Bertrand Blier jette alors un véritable pavé dans la mare du conformisme et de la rigidité morale ambiante. Deux mois plus tard, après une campagne présidentielle qui donnera lieu à un documentaire de Raymond Depardon (1974, Une partie de Campagne, 95 min), Valéry Giscard D’Estaing est élu nouveau Président de la République Française en succédant ainsi à Georges Pompidou qui l’avait été de 1969 à 1974.

Bertrand Blier adapte son propre roman éponyme publié l’année précédente aux éditions Robert Laffont. Pour beaucoup de monde, Les Valseuses est son premier film tant celui-ci a marqué les esprits, alors qu’il s’agit en fait de son quatrième long-métrage. Mais passés relativement inaperçus auprès du grand public malgré une grande capacité à traiter et témoigner du monde, ils n’ont connu qu’un succès d’estime. Il faut dire que ces œuvres - dont Hitler, connais pas ! (1963) - avaient un ton assez austère susceptible de ne toucher qu’une infime partie des spectateurs curieux de voir un documentaire de fiction mettant en scène des témoignages de jeunes adultes.

Les Valseuses mis en scène pour le cinéma va en fait connaître deux états de grâce, dus à deux critères fondamentaux qu’il faut connaître pour en comprendre l’immense influence et succès. Le café théâtre dans lequel de jeunes talents comiques évoluent est le premier facteur. Sur les planches que brûlent Patrick Dewaere et Gérard Depardieu dès 1971, les spectacles sont rôdés. C’est en allant les chercher que Bertrand Blier a un premier coup de génie. Dans un second temps, une fois le casting autour de Miou-Miou, Brigitte Fossey et Jeanne Moreau finalisé, les choses s’emballent très vite. Il ne manque en fait qu’une seule chose à ce tableau artistique idyllique, la présence de Gainsbourg à la musique qui fera défaut (1). Lorsque au printemps, Les Valseuses débarque sur grand écran, c’est une véritable bouffée d’air frais qui entraîne tout sur son passage. Alertée, la presse, très critique à l’époque, n’y va pas de main morte en qualifiant le film de "honteux", "immoral", "scandaleux", ou encore "‘profondément choquant". Ce que Blier, sans le cacher, visait délibérément. La polémique est née, le film est interdit aux moins de 18 ans.

En faisant des voyous de son histoire ses héros, le cinéaste sait pertinemment qu’il bouscule les idées et les conventions. Il confronte deux mondes qui n’ont rien ou presque en commun : celui des gens de condition moyenne et de condition plus aisée, à celui des petits délinquants, des marginaux, des petites frappes à la limite du pathétique, dont le seul but est la recherche de la liberté et du plaisir immédiats, irréfléchis. L’insolence des dialogues, la crudité extrême de certaines situations, l’anticonformisme revendiqué des deux personnages principaux font tout le sel d’une comédie qui à la base est un pur vaudeville. Cela ne ment pas, et le film est gratifié d’un véritable triomphe populaire.

Dans la bouche d’autres acteurs, le phrasé et le verbe si particuliers de Blier pourraient sonner faux. Mais dans celles de Dewaere et Depardieu, ils trouvent une poésie et une justesse éblouissantes à l’image de leurs prestations. Pierrot et Jean-Claude tels deux clowns modernes se lient d’une amitié indéfectible, et très souvent, derrière la grossièreté de la farce, surgît une vraie tendresse. Les Valseuses marche à la provocation, c’est sa dynamique. Un ton gouailleur, une alchimie de mots qui claquent et résonnent comme une partition musicale. C’est le duo Dewaere/Depardieu qui apporte cela, et la présence de Miou-Miou rajoute cette part d’innocence et de naïveté inhérente à tous les contes. Quand le film ne parle pas crûment et sans détour de sexe et de frigidité, il évoque l’amitié, la solitude et l’ennui que tous les personnages tentent de fuir. Cette France provinciale piquée à vif (la pique de Jean-Claude au début du film "Pas d‘erreur possible, on est bien en France") qui enferme et étouffe, qui juge aussi, les deux héros veulent s’en détacher, dans une continuelle fuite en avant. Le film est construit là-dessus tout du long et sera ensuite une thématique récurrente du cinéma de Bertrand Blier avec celles de la passion amoureuse et du triangle relationnel. Il commence avec ce travelling arrière montrant une femme poursuivie dans les rues par les deux iconoclastes tout de suite relayé par un travelling avant et ainsi de suite. Son film fonctionne comme un road-movie : des personnages constamment sur la route, des lieux différents entre les scènes, des gens qui se croisent, la voiture omniprésente, etc… Blier colle à ses héros, les montre sous presque tous les angles, dans leur beauté sauvage, comme leur laideur. Il insiste sur les détails, sur les quiproquos, sur les malentendus et les coups de gueule. Son cinéma vit. Il n’effleure pas, il accroche, il ne soupire pas, il s‘emballe.

La cadence est impressionnante, et les saynètes se suivent sans jamais se ressembler, en une succession ininterrompue de péripéties. On compte sur les doigts des deux mains les scènes anthologiques : l’allaitement de Pierrot par Brigitte Fossey en femme de militaire retrouvant son mari après une permissio, coincée dans ce wagon avec les deux zigotos : une scène à la limite du voyeurisme mais qui s’en détache par son lyrisme et son empathie. Celle du triolisme au lit, avec la brochette Miou-Miou / Depardieu / Dewaere et ses répliques mordantes, et pour tout dire hilarantes, autour de la question de la frigidité. Des dialogues balancés comme des gifles et d’une misogynie éhontée. Des pépites, du caviar pour des acteurs complices, marchant main dans la main, concernés et qui livrent pour leur premier grand rôle des prestations saisissantes de naturel. Il faut voir les regards de Depardieu à Dewaere, leurs sourires non feints, que l’on couperaient au montage de nos jours s’ils n’étaient aussi spontanés, au détour d’une phrase sérieuse, cette symbiose de deux géants qui s’abandonnent au gré de la magie d’une rencontre cinématographique unique. Pouvant tout jouer, Depardieu se régale. Dewaere, un peu plus en retrait (car c’est rôle qui veut ça) est extraordinaire. Les seconds rôles ne manquent pas non plus de talent. Jeanne Moreau, en veuve quinquagénaire est sublime de pudeur et d’affect intériorisé. Isabelle Huppert, en nymphette de seize ans est ici troublante en jeune fille ivre de désir et prouve déjà qu’il faudra dorénavant compter sur elle. Ce sont elles aussi qui donnent de la vie et de la chair à cette fable sur l’impuissance (Pierrot est hanté par cette idée dès lors qu‘il a pris le coup de pistolet dans l‘entrecuisse), sur la passion amoureuse et les différences d’âge. C’est ainsi très beau de voir trois générations de comédiens réunies dans un seul film : Huppert débutante / Miou-Miou, Depardieu, Dewaere futurs lumières éclatantes du cinéma français - on peut aussi rajouter les figurations de Thierry Lhermitte et Gérard Jugnot -, et Jeanne Moreau à la classe étincelante, déjà un peu plus âgée, et permettant au spectateur d’aborder avec elle un virage moins fougueux, plus retenu pour en venir aux choses essentielles. Il y a des choses magnifiques comme ce dialogue sur la terrasse d’un café : "On est pas bien là hein ? P‘tain merde, tu vois quand on nous fait pas chier, on s‘contente de joies simples" ou cette jetée de Miou-Miou à l’eau après son premier orgasme "Ca y’est, ça y’est, j'l’ai pris mon pied !".

Le film n’a donc rien perdu de sa superbe et de son audace, qui choquèrent en leur temps, et continue de distiller une verve intacte aujourd’hui. Trente ans après, Les Valseuses est un incontournable de la comédie française. Il montre à quel point Bertrand Blier dont l’humour peut plaire ou pas, est un cinéaste de la modernité, de l’observation des comportements, et un dialoguiste hors pair, génial. Mais c’est à Jean-Claude que revient le dernier mot : "On est pas bien là ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland, et on bandera quand on aura envie de bander…(2)" Tout un programme en somme...

1 - "Nous nous étions ensuite perdus de vue [moi et Serge] jusqu’aux Valseuses, dont j’avais très envie qu’il fasse la bande originale : je lui ai organisé une projection de la copie de travail mais il n’a pas aimé le film. Il s’en est d’ailleurs mordu les doigts par la suite. Peut-être le film était-il trop abrupt pour lui, il aimait la provocation mais il fallait qu’elle soit chicos, c’était son côté dandy. Tandis que moi, ma provoc, elle est crado, elle est sale. Ou alors il a ressenti une forme de jalousie, de rivalité entre nous. Je ne lui en ai nullement tenu rigueur, puisque dix ans plus tard je l’ai retrouvé pour Tenue de soirée" Bertrand Blier à propos des Valseuses, page 449, dans Gainsbourg, par Gilles Verlant aux éditions Albin Michel.

2 - Bertrand Blier avait imaginé une autre fin à l’origine. La voiture devait finir sa course en s’écrasant contre un mur, donnant au film un caractère encore plus radical et donc sans espoir. Il a préféré en rester avec cette fin ouverte.

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La fiche IMDb du film

Par Jordan White - le 25 septembre 2004