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Critique de film
Le film

Les Trois jours du condor

(Three Days of the Condor)

L'histoire

Joseph Turner travaille pour le compte de la CIA en analysant des romans afin d’y trouver des idées originales ou de relever des fuites. Il mène une vie plutôt tranquille, en bonne intelligence avec ses collègues, et affiche une décontraction étonnante, alors qu’il attend la réponse de son chef de service quant à l’existence possible d’un réseau clandestin au sein de l’agence. En revenant de déjeuner, Turner découvre avec horreur que tous les membres de sa section ont été froidement assassinés. Il parvient à joindre l’agence et demande son rapatriement. Mais son chef de section tente alors de le tuer lors du rendez-vous organisé à cet effet. A partir de ce moment débute une course poursuite entre Joe Turner, alias Condor, et ses supérieurs. Dans sa fuite, il prend en otage une jeune femme et se réfugie chez elle. Sa seule issue : démêler le faux du vrai et enquêter sur les agissements mystérieux de la CIA.

Analyse et critique

Au début des années 1970, le cinéma hollywoodien, gagné à son tour par les idées contestataires, produit un certain nombre de films qui traduisent le malaise ressenti par les citoyens américains en proie aux interrogations et aux doutes quant au fonctionnement de leurs institutions. Assassinat du président John Kennedy, de son frère Bobby puis de Martin Luther King, lutte pour les droits civiques, enlisement au Vietnam, contestation universitaire, manifestations hippies, mensonges du président Nixon qui trouveront leur point d’orgue au moment de l’affaire du Watergate : durant près de quinze ans, le peuple américain voit son univers vaciller sur ses bases démocratiques en constatant la perte progressive des valeurs fondatrices inculquées dès le plus jeune âge, telles que la confiance en l’avenir et surtout l’innocence. L’époque est dorénavant aux remises en cause politiques et à la méfiance tout azimut ; la paranoïa devient pour un temps le sentiment général.


Hollywood l’a fort bien compris et l’effondrement du système des studios dans les années 1960, conjointement à l’arrivée de nouveaux réalisateurs, va permettre l’émergence d’un cinéma en prise directe avec les soubresauts de la société et les interrogations légitimes des citoyens. Des thrillers politiques comme Conversation secrète (Francis Ford Coppola, 1974), A cause d’un assassinat (Alan J. Pakula, 1974) ou Les Hommes du Président (Alan J. Pakula, 1976), des polars comme Serpico (Sidney Lumet, 1973) ou Un après-midi de chien (Sidney Lumet, 1975), des drames comme Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) ou Network (Sidney Lumet, 1976) et des films de guerre comme Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978) ou Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) sont des œuvres plus ou moins engagées qui mettent en lumière les errements et les fautes du système (corruption, inégalités, troubles de l’identité, violence sociale et politique) et qui retranscrivent parfaitement ce sentiment diffus de paranoïa.

En 1974 paraît un roman, écrit par James Grady, qui va rapidement devenir un best-seller : Six Days of the Condor. Grady est un journaliste free-lance, un spécialiste de l’investigation, qui travaille occasionnellement pour le Washington Post ou le New Republic (il enquêtera plus tard sur l’affaire du Watergate pour rédiger l’un de ses romans les plus célèbres, La Ville des ombres en 2002). Il collabore aussi au Sénat américain et écrit des romans humoristiques et des thrillers politiques tout en poursuivant sa carrière de journaliste, avant de choisir définitivement la voie de l’écriture. Sa profession de foi est éloquente : "Les gens de ma génération se sont battus pour des idéaux auxquels ils croyaient dur comme fer. Quand John Kennedy a été élu, nous étions sûrs que le monde allait changer. Et nous nous sommes retrouvés à devoir digérer nos désillusions." Le succès du livre de Grady ne tarde pas à intéresser les producteurs. Dino De Laurentiis envoie à Robert Redford une adaptation du roman écrite par Lorenzo Semple Jr. L’acteur contacte alors son fidèle ami et cinéaste Sydney Pollack pour lui demander de réaliser ce qu’ils pensent être tous les deux un pur film de divertissement à partir d’un script prometteur. Voilà donc comment l’un des réalisateurs les plus en vue du cinéma américain de cette période se trouve chargé de mettre en scène ce qui deviendra une œuvre phare dans son domaine : le thriller politique des années 70.


En 1969 et 1972, avec respectivement On achève bien les chevaux et Jeremiah Johnson, Sydney Pollack apparaît comme un réalisateur témoignant de véritables préoccupations humanistes. Dans le premier film, il met en exergue le courage de ces gens qui s’abandonnent corps et âme à un cruel concours de danse pour fuir la Grand Dépression, et trouve ainsi un écho avec l’Amérique de la fin des années 60 dans laquelle les citoyens adoptent des comportements déviants et marginaux pour s’opposer à la société. L’une de ces réactions à l’aliénation est justement la fuite vers la nature, vécue comme un retour aux origines. Et c’est le sujet du deuxième film, Jeremiah Johnson, qualifié un peu abusivement de "western écologique" alors que Pollack réalise tout sauf un film naïf et simpliste. Cette œuvre bouleversante est pétrie de contradictions. Elle peut se donner à voir selon un point de vue optimiste ou pessimiste, voire même les deux, car Jeremiah est un animal social porteur des valeurs de la civilisation qui ne peut s’accomplir qu’en étant pleinement conscient de son identité et en apprenant finalement à être maître de son destin. Sydney Pollack, d’abord homme de théâtre et acteur, puis réalisateur à la télévision et au cinéma, se révèle ainsi un cinéaste classique mais également témoin de son temps dans la pure tradition romanesque et sociale de Hollywood. Pollack a investi tous les genres, du film policier au western, du thriller au drame social, de la romance au film historique et de la comédie au film de guerre, en leur insufflant une nouvelle vitalité. Grâce à sa petite musique intérieure, où mélancolie et remise en cause des valeurs établies font bon ménage, ainsi qu’à la priorité toujours accordée aux personnages et à leurs difficultés à vivre en couple, il est un de ces doux lyriques en constante quête d’innocence au sein d’une Amérique ravagée par ses paradoxes.

Sydney Pollack vient de connaître plusieurs succès au box-office avec Jeremiah Johnson (1972) et surtout Nos plus belles années (1973) mais reste sur un échec public cinglant avec Yakuza (1975), un film policier atypique tourné au Japon avec Robert Mitchum, qui sera réévalué bien des années plus tard. L’offre de travailler sur l’adaptation du roman de James Grady tombe à pic pour un réalisateur qui a besoin de souffler un peu en exécutant un simple mais distrayant travail de commande. Mais Pollack, avec l’aide de son ami scénariste David Rayfiel et l’implication personnelle de Robert Redford, va complètement investir le sujet et en redessiner les contours, pour transformer la première copie rédigée par Lorenzo Semple Jr. en un thriller politique de premier plan qui suit froidement sa ligne directrice du début à la fin sans défaillir. Alors qu’ils modifient l’intrigue de base en remplaçant le trafic de drogue par les agissements secrets de la CIA (ou du moins d’une partie de la CIA) au Moyen-Orient en matière de pétrole, et qu’ils s’ingénient à rendre les personnages à la fois plus complexes et plus vraisemblables, le scandale du Watergate éclate et la réalité dépasse rapidement la fiction.

Si Sydney Pollack livre un film d’espionnage, celui-ci ne s’inscrit pas du tout dans la lignée des films d’action opposant héros charismatiques à des méchants bigger than life. L’angle adopté d’entrée par le réalisateur est celui de l’homme ordinaire, du citoyen modèle et simple travailleur journalier, confronté à l’effondrement de son univers de référence et à la remise en cause de ses convictions les plus profondes. Le début du film nous présente de simples fonctionnaires, des bureaucrates vaquant simplement à leurs occupations dans une atmosphère bon enfant. On a même du mal à croire que derrière cette "Société d’Histoire Littéraire Américaine" se cache une antenne new-yorkaise de la CIA. Joe Turner, héros malgré lui du film, est avant tout un intellectuel, préposé à la lecture de tous les romans susceptibles de contenir des informations précieuses pour la centrale de renseignement. Condor est donc au départ un innocent complètement détaché de sa profession dont il ne tire aucune fierté particulière, un individu libre d’esprit qui ne soupçonne pas un instant être un rouage insignifiant d’une machine froide et inhumaine. La décontraction et la blondeur solaire de Robert Redford rendent justement compte de cet aspect décontracté et innocent et, par extension, de ces valeurs américaines que portent en eux les spectateurs qui, comme Turner, vont se heurter au mur de l’incompréhension et du mensonge d’état.

Dès que Turner se retrouve seul, le film se concentre sur son thème principal : la méfiance. Dorénavant, tout est sujet à caution. Pour montrer que le sentiment d’insécurité et de paranoïa se niche partout, du plus haut sommet de l’Etat jusqu’au plus banal quotidien de ses administrés, Pollack et Rayfiel recréent un personnage féminin, joué par la mystérieuse et fragile Faye Dunaway, déjà enfermé dans cette problématique, et donc aux antipodes de la potiche traditionnelle qui sert de repos du guerrier au héros. Vivant seule malgré une relation qui bat de l’aile, photographe de natures mortes dépeuplées et dépouillées de vie, Kathy incarne également cet éloignement au monde qui l’entoure. Les deux personnages vont se nourrir l’un l’autre et c’est tout naturellement qu’elle finira par lui venir en aide avant de reprendre son indépendance car, pour Pollack, c’est avant tout d’individualisme dont il s’agit : l’individu par rapport à la société et par rapport au couple, tous deux générateurs de conflit. On pourrait peut-être esquisser un reproche quant au personnage de Turner, à savoir qu’il passe un peu rapidement du statut de rond-de-cuir au statut d’agent de terrain, expert en technologie de communication et plein de sang-froid quand l’action l’exige (même si le scénario tente de le justifier). Mais cela ne gêne en rien la fluidité du récit et la crédibilité de l’histoire, d’autant que Turner a été décrit à la base comme une personne espiègle et d’une intelligence rare.

Les autres personnages, constitutifs de ce puzzle grandeur nature, sont aussi traités avec complexité. Joubert, le tueur à gages qui se met au service de la CIA, est certes un assassin froid et méthodique mais il agit en toute logique, parfaitement conscient du fonctionnement des institutions et de la marche du monde, et il apparaît presque séduisant par son cynisme et son détachement (particulièrement lors de sa dernière intervention). Max Von Sydow, qui prête ses traits et sa stature à l’ineffable Joubert, est parfait dans la peau de ce personnage énigmatique et menaçant. Higgins, le responsable du bureau de New York joué par Cliff Robertson, est l’exemple type du haut fonctionnaire omnipotent dont on ne sait jamais de quel côté il se trouve, couvrant les pires comportements de son service tout en se portant au secours de Turner. Plus haut dans la hiérarchie, nous trouvons M.Wabash interprété par le tortueux John Houseman, célèbre producteur hollywoodien (Les Amants de la nuit, Les Ensorcelés, Jules César, Moonfleet, Propriété interdite) puis comédien par pur plaisir (La Chasse aux diplômes, Rollerball, Monsieur St Ives, Fog). Un échange de dialogues entre les deux hommes nous renseigne sur le changement de société et d’état psychologique vécu par les USA. A la question « Regrettez-vous ce genre d’action (You miss that kind of action, Sir ?) » posée par Higgins au sujet de ses exploits passés, Wabash répond fort à propos : « Je regrette ce genre de netteté (I miss that kind of clarity). »

Le fonctionnement interne de la CIA, avec sa chaîne de commande et ses moyens technologiques, est réduit à sa plus simple expression, même si traité avec minutie, car ce qui intéresse Pollack ce sont avant tout les rapports de force entre les différents personnages et le parcours de Turner / Redford pour échapper à son destin funeste et mettre à jour la machination. Le réalisateur insiste plus sur la tension permanente que sur l’action, et parvient à immerger le spectateur dans ce fantasme de paranoïa et de claustrophobie, également retranscrit par la photographie nocturne composée par le chef opérateur Owen Roizman (avec ses clairs-obscurs soutenus). La narration, limpide, est portée par un rythme lent avec le soutien de la musique presque minimaliste et aux accents jazzy de Dave Grusin. Sydney Pollack ménage quelques moments de pause, particulièrement pour développer la relation entre Kathy et Joe et, comme à son habitude, insiste sur les jeux de regard et les silences qui en disent long sur leur état psychologique et les liens invisibles qui se créent entre les deux êtres. Avec le recul, il est permis de penser que Les Trois jours du Condor marque peut-être le sommet de la collaboration entre tous ces artistes qui forment une petite communauté autour de Pollack et que l’on retrouve de film en film : Robert Redford, David Rayfiel, Dave Grusin et Owen Roizman.

Dans Les Trois jours du Condor, ce qui ressort du combat entre l’homme et la puissance étatique secrète est paradoxalement la foi dans l’individu. C’est peut-être même d’ailleurs ce qui subsiste quand tout le reste s’est effondré. Si le film s’achève sur une lourde incertitude bien que la machination a fini par être éventée et tuée dans l’œuf, et même si l’hydre souterraine conserve sa capacité de nuisance politique, économique et médiatique, Joseph Turner (bien qu’il soit condamné à une fuite éternelle) - et donc par extension le spectateur - prend conscience du monde qui le gouverne, et sa lucidité devient alors une force. Devant nos illusions perdues, il n’est point obligatoire de se coucher. La conquête de la liberté face aux puissances obscures reste un moteur de l’existence. Malgré le pessimisme avoué du film, Pollack laisse donc une échappatoire, source d’espoir une fois que la vérité se fait jour, même si le principal intéressé en ignorait toute la portée et se voit dans l’obligation de disparaître parmi la foule des anonymes qui ne se doutent pas un seul instant de ce qui se trame à leur insu. A la question "Pourquoi filmez-vous ?" posée par le quotidien Libération en mai 1987, le réalisateur répondit : "Je fais des films pour essayer d’explorer les deux côtés d’une question dont j’ignore la réponse. Et parce que je peux essayer de découvrir la vérité de ce qui devrait être. Et quand ça marche bien, les deux vérités sont là."

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 21 mars 2007