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Critique de film
Le film

À cause d'un assassinat

(The Parallax View)

L'histoire

En 1971, le sénateur démocrate Caroll (Bill Joyce) est abattu au cours d’une conférence de presse-buffet, au sommet d’une tour de verre par un serveur (Chuck Waters). Une commission d’enquête conclut qu’il a été victime d’un acte isolé perpétré par un individu déséquilibré. Les témoins meurent accidentellement les uns après les autres au cours des trois années qui suivent. En 1974, la journaliste Lee Carter (Paula Prentiss), elle aussi témoin de l’attentat, fait part à son confrère Frady (Warren Beatty) de ses craintes qu’il ne s’agisse d’exécutions maquillées en accidents. Or elle meurt à son tour, dans les mêmes conditions, peu de temps après. Frady, à présent convaincu que ces morts ne sont pas naturelles, décide d’enquêter avec l’aval de son rédacteur en chef Rintells (Hume Cronyn). Il remonte, au péril de sa vie, jusqu’à une étrange firme ayant pignon sur rue, la « Parallax Corporation » qui recrute des déséquilibrés asociaux au moyen de tests sophistiqués...

Analyse et critique

Alan J. Pakula (1928-1998) est d’abord le producteur de certains grands films de Robert Mulligan des années 1965-1970 - par exemple The Stalking Moon (L’Homme sauvage), 1968 - et n’aura donné comme metteur en scène qu’assez peu de films intéressants. The Parallax View (À cause d’un assassinat, 1974), tourné après son film policier Klute (1971) et avant son célèbre thriller politique All the President’s Men (Les Hommes du président, 1976), trouve naturellement le point d’équilibre entre le désir de fiction et le désir documentaire. Robert Towne n’est pas crédité au générique mais collabora au scénario. Howard W. Koch Jr., l’un des meilleurs assistants réalisateurs de Hollywood - ne pas le confondre avec Howard W. Koch, bon réalisateur, notamment de Badge 373 (Police connection, 1973) avec Robert Duvall et Verna Bloom - était de la partie, ainsi que Gabriel Katzka - producteur exécutif de Who’ll Stop the Rain / Dog Soldiers (Les Guerriers de l’enfer, 1978) de Karel Reisz - de même que Michael Small, l'un des meilleurs compositeurs de musique de films des années 1970-1975. Aidé par ces collaborateurs de premier ordre, Pakula livre donc une œuvre assez impressionnante.

The Parallax View, qui se traduit par la "vision décalée" renvoyant aussi bien au phénomène optique que doit prendre parfois en compte le tireur d’élite qu’au sens abstrait de "prendre une chose pour une autre" ou "ne pas voir les choses telles qu’elles sont", brille d’un sombre éclat qu’il doit au premier chef à la photographie très inspirée de Gordon Willis. Celui-ci use de plans d’ensemble qui écrasent l’individu sous une lumière glacée et dans un décor naturel hostile, qu’il soit artificiel (le barrage, l’aéroport, la mer) ou naturel (l’architecture urbaine, la salle de test, le gigantesque hall du meeting en préparation). Et lorsqu’il filme une scène de bar ou d’appartement, les gros plans en clair-obscur - aussi travaillés que ceux du Parrain et du Parrain II de Francis Ford Coppola ou que ceux de son propre Windows (Fenêtres sur New York, 1980) - produisent cette même impression de fragilité des apparences que le chaos peut rompre à tout moment.

Il le doit aussi à un scénario paranoïaque inspiré d’un roman de Loren Singer, très influencé par le dossier Kennedy - au point qu’il est régulièrement cité depuis 30 ans bientôt dans la filmographie de cette affaire en compagnie de Executive Action (1973) de David Miller et de JFK (1991) d’Oliver Stone s’y référant explicitement. Il ne contient pourtant aucune allusion directe aux évènements de Dallas : la présence de deux photographies de Kennedy et de Ruby, au beau milieu d’un montage visuel utilisé pour un savoureux "test de recrutement" un peu spécial, est d’ailleurs tout ce qu’on peut relever comme allusion proprement dite. Elles ne sont nullement mises en avant mais noyées dans la masse. Bien sûr, on les repère d’autant mieux qu’on les attend. The Parallax View appartient au genre qu’on a baptisé "politique-fiction" duquel relèvent des films comme The Manchurian Candidate (Un crime dans la tête, 1962) et Seven Days in May (Sept jours en mai, 1964) de John Frankenheimer. Mais il atteint, au moyen d’une intrigue mi-policière mi-d’espionnage, le fantastique pur en raison de son traitement résolument angoissant. Bien davantage que l’intéressant mais inégal Dream Lover (1986) que réalisera Pakula en 1986, donné à l’époque pour un "thriller fantastique". Il est clair que tout le sujet a été écrit pour que l’affaire Kennedy soit posée comme référence non-dite, mais il va au-delà de ce fait historique particulier.

Les cinéastes des années 70 et leurs directeurs de la photographie aiment souvent prendre leur temps, poser un par un méticuleusement les facettes et les fragments de l’action qu’ils dépeignent. The Parallax View en est un parfait exemple. Beatty n’y est pas excellent - n’importe quel acteur correct pourrait faire ce qu’il fait ici - mais il a un grand mérite : une extrême sobriété qui permet aux seconds rôles de briller d’un éclat particulier - une constellation d’hommes et de femmes dont les masques ne tombent pas toujours, ou qui meurent au moment où ils allaient révéler leurs vrais visage ou bien dans l’ignorance des moutons promis à l’abattoir. La mise en scène sait être ample ou intimiste, mais ne conserve jamais assez longtemps la même tonalité narrative pour que le spectateur puisse trouver ses marques et se rassurer. Celui-ci finit par être, à l’image de son héros, totalement englué puis broyé par ce périple au cœur de la toile d’araignée technocratique et fasciste que pourraient être devenues les U.S.A. Le dernier bon film de Francesco Rosi, Cadaveri Eccelenti (Cadavres exquis, 1975) réalisé un an après celui de Pakula, aura un sujet proche quoique "décalé" géographiquement et scénaristiquement : on y tue des juges en utilisant un déséquilibré afin de déséquilibrer la Démocratie chrétienne menacée par le communisme et permettre au fascisme de prendre sa place. La différence essentielle est que Pakula préserve davantage que Rosi le non-dit de ses "bourreaux". Ce non-dit, ce poids infernal du secret et du refus de tout discours, constitue la force terrifiante de The Parallax View dont le titre français d’exploitation soulignait la nature presque mécanique : les auteurs du premier assassinat sont contraints, "à cause" des effets induits par le premier, d’en commettre plusieurs autres sans que l'on sache à quel point ils pourront stopper le mécanisme qu’ils ont mis en branle. Et dans tous les cas, les juges rendront un jugement passant "à côté" de la vérité.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Francis Moury - le 16 mars 2004