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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Féline

(Cat People)

L'histoire

Irena Dubrovna est une jeune dessinatrice de mode qui pense être la descendante d’une race de monstres slaves. Lors d’une visite au zoo, elle rencontre Oliver Reed, ingénieur en construction navale. Les deux jeunes New Yorkais tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Oliver demande Irena en mariage, celle-ci accepte mais est effrayée à l’idée de perdre sa virginité : selon les vieilles légendes de son pays (la Serbie), elle se transformera en féline et dévorera son amant lorsque celui-ci l’embrassera...

Analyse et critique

En 1935, Jacques Tourneur est réalisateur de seconde équipe sur A tale of Two Cities de Jack Conway. Pendant ce tournage, il rencontre le jeune Val Lewton qui est responsable de la production d’une scène relatant la prise de la Bastille. Les deux hommes s’entendent à merveille et se lient d’amitié. Quelques années plus tard, Lewton est engagé à la RKO pour produire des films fantastiques. Il ne connaît pas du tout ce genre cinématographique et reste en panne d’idées jusqu’à ce que son patron lui propose de tourner un film dont le titre serait Cat People. Son premier réflexe est de contacter Tourneur pour lui proposer cette réalisation. Dans Le Cinéma fantastique, Patrick Brion livre ce souvenir de Lewton : « Mon patron m’appelle et me dit : "Val, j’étais hier soir à une partie et quelqu’un m’a dit : Pourquoi ne faites-vous pas un film qui s’appellerait Cat People ? J’ai trouvé cela ridicule, puis j’y ai pensé toute la nuit... Cat People, Cat People, c’est obsédant. Faites-moi donc un film sur Cat People" ! » L’idée saugrenue du patron de la RKO intrigue le jeune Lewton qui s’entoure du monteur Mark Robson, du scénariste Dewitt Bodeen et de son ami Tourneur pour réfléchir à une histoire de félins. L’enthousiasme des quatre hommes donne rapidement naissance à un synopsis où une jeune femme d’origine slave est hantée par les légendes de son pays. Tourneur n’a encore jamais réalisé de film fantastique ni même fait peur à son public, mais le défi est passionnant pour le jeune Français.

Lorsque le scénario est prêt, Tourneur commence son tournage. Il n’a que très peu de temps mais le sujet a mûri dans son esprit. Dés lors, il se lance dans une réalisation qu’il rend efficace en insérant le fantastique dans le quotidien des spectateurs. Dans un premier temps, il décide de créer des héros ordinaires : plongés dans New York, Oliver et Irina sont des amoureux comme le public en croise tous les jours, l’identification est immédiate. Ce réalisme apporté au genre fantastique est assez révolutionnaire. Jusqu’alors, Hollywood propose des histoires fantastiques se déroulant dans un passé peu crédible ou dans un futur quelque peu saugrenu. Pour accentuer le sentiment de peur, Tourneur décide de cacher le monstre : toujours suggéré, on ne voit que son ombre. Dés lors, le public le craint car il est insaisissable. A travers ces choix de mise en scène, la réalisation gagne en efficacité et échappe au ridicule qui touche nombre de films fantastiques de l’époque ! Depuis, cette leçon a été retenue par quelques cinéastes qui savent parfaitement gérer l’apparition du monstre. A ce titre, les productions Amblin ou plus récemment M. Night Shyamalan avec son Signs sont les héritiers directs de Tourneur.

Mais ce dernier n’est pas qu’un réalisateur efficace. Malgré le budget alloué, il veut que son film réponde à des critères esthétiques élevés. Pour cela, il s’entoure du chef opérateur Nicholas Musuraca (réputé pour son influence expressionniste) et crée une ambiance particulièrement stressante en jouant à merveille avec la lumière et les ombres. La plupart des scènes de La Féline sont tournées de nuit et le spectateur reste subjugué devant le sublime travail des deux hommes. Pour ne citer qu’un exemple : la poursuite entre Alice et le monstre dans la rue est remarquable ; en passant d’une zone d’ombre à la lumière d’un réverbère, la jeune Alice élimine tous repères visuels pour le spectateur qui, paniqué et perdu, en est réduit à attendre que la bête surgisse.

Cette poursuite permet aussi de mettre en évidence la féminisation du héros développé par les scénaristes. Le schéma narratif commun aurait été qu’une jeune femme soit poursuivie par un monstre aux traits masculins. Mais ici la menace est féminine. Cette nouvelle vision du monstre, très osée, deviendra une mode dans les années à venir. Les écrans de cinéma seront alors envahis par de nouveaux films tels que La Fille du loup-garou (Henry Levin 1944), La Femme invisible (A. Edward Sutherland 1940) ou Cat Girl (Alfred Shaughnessy, 1957). Mais aucun d’entre eux n’atteindra la force et l’esthétisme de la mise en scène de Tourneur.

Enfin, il faut avouer que La Féline est également un très beau drame : drame d’une jeune femme immigrée ayant perdu ses repères, incapable d’aimer, jalouse et trompée... Tous ces traits de caractère sont magnifiquement exprimés par une Simone Simon fraîchement débarquée de France. L’interprète de Séverine dans La Bête humaine campe ici un personnage compliqué et torturé. En alternant les sentiments de tristesse, de naïveté ou les expressions sadiques (son regard quand elle joue avec l’oiseau en cage est terrifiant), l’actrice fait étalage de son talent avec une grande classe. Simone Simon paraît totalement habitée par ce rôle et offre une justesse rare à son personnage si atypique. Lorsqu’elle guette ses victimes, elle transforme Irina en fauve : femme à la fois douce et puissante, distante et charnelle, elle consomme son manque de tendresse dans une violence sans cesse au bord de l’explosion. Malheureusement Hollywood passera à côté de cette perle et ne saura lui donner d’autres rôles à la mesure de son talent... A ses côtés, Kent Smith est un amoureux faible et sans caractère. Ce rôle de potiche, où il n’affiche qu’une beauté froide, inverse les clichés hollywoodiens traditionnels du héros charismatique et paternel. Cette caractérisation du premier rôle masculin intensifie encore la thématique féministe du scénario.

Lorsque les dirigeants de la RKO visionnent La Féline il sont abasourdis par tant d’audace : le film ne correspond absolument pas aux clichés de l’époque. En conséquence, ils décident que cette première collaboration Lewton / Tourneur ne soit distribuée que dans quelques cinémas en première partie de Citizen Kane. Mais le public, plus clairvoyant que les huiles du studio, tombe sous le charme de Simone Simon ; Cat People connaît un succès « monstre ». Tourné en 21 jours pour la somme ridicule de 134 000 dollars, il en rapportera 2 millions et sauvera la RKO du naufrage en cette année 1941. Aujourd’hui ce chef-d’œuvre du cinéma fantastique est devenu culte aux yeux de nombreux cinéphiles, et sa sortie en DVD offre aux curieux la possibilité de se plonger au cœur d’un cinéma à la forme sublime et à l’efficacité moderne.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 18 octobre 2003