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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Douze salopards

(The Dirty Dozen)

L'histoire

1944. Des généraux confient au major John Reiman (Lee Marvin) la mission d’entraîner douze militaires condamnés à mort, à de longues peines de prison ou à des travaux forcés, afin de créer une unité chargée d’effectuer une mission commando officieuse en France occupée.

Analyse et critique

Les Douze salopards est un film emblématique à la fois du cinéma de Robert Aldrich et du rapport que la critique et le public entretiennent avec le réalisateur. Une méconnaissance de l'oeuvre de "Big Bob" et des jugements à l’emporte-pièce ont rapidement associé Les Douze salopards à un discours fascisant glorifiant la violence et l’anathème "la fin justifie les moyens" mais, dans le même temps, nombre de critiques y ont également vu un violent pamphlet contre l’armée. Ce fossé qui sépare deux interprétations totalement antinomiques est dû à la conception qu’a le réalisateur du genre dans lequel il œuvre, et plus largement à une vision personnelle et radicale du cinéma.

Les Douze salopards fait partie de ces films prenant pour toile de fond la Seconde Guerre mondiale, une occasion pour bon nombre de productions de glorifier l’héroïsme et le patriotisme, de célébrer le courage des combattants et leur sens du sacrifice et du devoir. Robert Aldrich avait déjà mis à mal cette conception de la guerre avec Attaque ! (Attack !, 1956), où un lieutenant interprété par Jack Palance était confronté à la lâcheté et au sadisme de son supérieur, où les horreurs de la guerre étaient dépeintes avec une rigueur et une honnêteté qui en faisaient ressortir l’absurdité et la folie.

Le propos d’Aldrich dans Les Douze salopards est encore une fois une condamnation de l’armée et de la guerre : "Je pense que la guerre réveille à la fois le meilleur et le pire en l’homme, mais pas seulement le pire. Prenez la séquence où Jim Brown sprinte à travers la cour du château, laissant tomber des grenades dans les systèmes de ventilations aspergés d’essence : j’ai essayé de dire là que ce ne sont pas seulement les Allemands qui commettent des actions particulièrement atroces et que les Américains agissent de même. La guerre est déshumanisante : il n’y a pas de guerre propre." Cette allusion à l’utilisation du napalm, alors que la guerre du Vietnam fait toujours rage, fait partie d’une critique lucide de la guerre et plus largement d’une société américaine à la violence inhérente. De Bronco Apache (Apache, 1954), où les convois de déportés indiens étaient associés à ceux de l’Allemagne nazie à Fureur Apache (Ulzana’s Raid, 1972), qui sous les oripeaux du western est un véritable film de guerre au discours identique à celui des Douze salopards, le propos reste le même : la guerre ne peut être qu’inhumaine, et les prétendues règles ne peuvent en masquer les horreurs et la rendre ainsi acceptable.


Tiré d’un roman d’E.M. Nathanson, le scénario de Lukas Heller (collaborateur de longue date d’Aldrich avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane, Chut... chut chère Charlotte, Le Vol du Phénix, Faut-il tuer Sister George ? et Trop tard pour les héros) et Nunnally Johnson (Les Raisins de la colère et La Route au tabac de John Ford), en prenant comme protagonistes des criminels, pose comme postulat de base que la guerre est une affaire d’assassins. Car bien en amont des combats, c’est l’armée en elle-même qui est prise pour cible par Aldrich. Le réalisateur n’aura de cesse tout au long de sa carrière de stigmatiser le pouvoir de domination et la capacité de nuisance des institutions : l’armée avec Attaque !, Fureur Apache ou encore L’Ultimatum des trois mercenaires (Twilight’s Last Gleaming, 1977), l’univers carcéral dans Plein la gueule (The Longest Yard, 1974), la police dans Bande de flics (The Choirboys, 1977)...

Toute la première partie du film nous montre l’entraînement de la Dirty Dozen, la lente négation de leurs individualités jusqu’à ce qu’ils fusionnent dans le groupe. Aldrich en prenant pour sujet de cette destruction programmée de l’individu des êtres hors normes, farouchement individualistes et bornés, nous laisse imaginer ce qu’un tel entraînement peut provoquer avec les jeunes adolescents avalés habituellement par la machine militaire. D’ailleurs Kenneth Hyman, avant de produire le film, a également produit la magnifique Colline des hommes perdus (The Hill, 1965) de Sidney Lumet sur un sujet similaire.


L’autre aspect de la charge anti-militariste consiste à représenter sans fard la hiérarchie militaire. Cyniques, immoraux, les actes des généraux nous montrent tout ce que l’apparente droiture du corps militaire recèle d’hypocrisie. C’est également la scène d’ouverture sur la pendaison d’un condamné à mort qui, par sa précision glaciale, nous jette à la figure l’inhumanité et l’abjection de cet acte barbare. C’est aussi le sadisme des instructeurs, les rapports de domination et d’humiliation qu’Aldrich exacerbe par le jeu très efficace de plongées et contre-plongées dont il est coutumier.

Mais d’où vient donc l’incompréhension que ce film a suscitée à de nombreuses reprises ? Pourquoi Aldrich s’est-il vu traiter de fasciste ? C’est dans son traitement de la violence et la place qu’il accorde au spectateur qu’il faut certainement chercher l’origine de cet étrange raccourci.

C'est que l’identification du spectateur ne passe pas par les habituelles figures héroïques du cinéma de guerre. Dans un premier temps celui-ci s’associe au personnage de Lee Marvin grâce à son esprit frondeur et à son insolence face à des généraux abjects. Mais dès les premières prises de contact avec les "salopards", l’autoritarisme et la violence du personnage sont évidents. Or le spectateur ne pouvant s’identifier aux "victimes" de cet officier (des assassins, des violeurs...), il en vient à souhaiter la réussite de l’entreprise de "mise au pas" des condamnés. C’est peut-être alors que certaines personnes, par manque d’un repère clair auquel s’accrocher, en viennent à associer la pensée d’Aldrich à celle fascisante de ce programme militaire déshumanisant.

Dans un deuxième temps, quand les crapules deviennent des figures héroïques, l’identification à ceux-ci n’en est pas pour autant facilitée. Car c’est alors la représentation de la violence qui va faire encore une fois tanguer le spectateur sur ses bases. Le public qui va voir un film de guerre y va pour se divertir. Il y a alors eu peu de films depuis Cote 465 d’Anthony Mann ou Amère victoire de Nicholas Ray à montrer la violence de la guerre dans sa réalité crue. Peckinpah, Fuller, Aldrich livrent un cinéma sans concessions, où la violence n’est pas édulcorée et où l’action n’a pas valeur unique de divertissement. Certes toute la partie commando des Douze salopards est trépidante, le suspense est mené de main de maître, on tremble pour la réussite de la mission et la survie des combattants. Mais cette partie est constamment envahie par un déferlement de violence qui ne peut que renvoyer le spectateur face à sa fascination morbide pour ce spectacle de mort. C’est le commando américain qui, comme on l’a vu plus haut, va faire périr des officiers allemands et des innocents par un abominable succédané de napalm, après avoir également envisagé de les gazer.

Robert Aldrich rejette la facilité de combats idéalisés et montre l’abominable. Le public ne peut donc qu’être saisi et doit remettre en question sa vision de l’héroïsme devant cette peinture anti-manichéenne au possible, qui refuse constamment de délimiter des frontières claires et immuables entre le Bien et le Mal. Aldrich n’aurait pu réussir cette ambitieuse entreprise sans le concours d’acteurs tous plus justes les uns que les autres : outre Lee Marvin, Ernest Borgnine et Charles Bronson (1), ce casting parfait voit ainsi défiler Ralph Meeker (2), George Kennedy, Robert Ryan, Telly Savalas, Richard Jaeckel, George Kennedy, Trini Lopez et les jeunes Donald Sutherland et John Cassavetes.

Les Douze salopards est le plus grand succès public de Robert Aldrich, succès tel qu’il lui offre l’opportunité de racheter les studios Famous Player-Lasky. Il renforce ainsi son statut d’indépendant et cette acquisition lui permet de tourner des œuvres de plus en plus personnelles et radicale, telles Le Démon des femmes (The Legend of Lylah Clare, 1968), Faut-il tuer Sister George ? (The Killing of Sister George, 1968) et Pas d’orchidées pour Miss Blandish ! (The Grissom Gang, 1971).


(1) Trois habitués du cinéaste : Attaque ! et L’Empereur du Nord pour Marvin, Bronco Apache et Vera Cruz pour Bronson et pour Borgnine une collaboration qui s’étale sur plus de trente ans de Vera Cruz à La Cité des dangers en 1975).
(2) Le Mike Hammer d'Aldrich dans En quatrième vitesse.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 20 mai 2004