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Critique de film
Le film

Le Cardinal

(The Cardinal)

L'histoire

1939. C’est l’heure des souvenirs pour Stephen Fermoyle, que l’on s’apprête à consacrer Cardinal alors qu’une nouvelle fois l’Europe et le monde tout entier versent dans cette folie humaine qui ébranlerait la foi la plus convaincue. Cette foi, Fermoyle n’aura cessé de la questionner et de la mesurer depuis 1917, année de sa nomination en tant que jeune prêtre, à Rome déjà. Au travers de ses expériences successives de confident, de frère, de courtisan, d’homme d’église et enfin de diplomate, ce sont les souvenirs de vingt années d’une vie de prêtre, entre doutes, manquements et accomplissements généreux qui nous sont contés. Souvenirs de vingt années d’une vie d’homme, tout simplement.

Analyse et critique

Comme Exodus, The Cardinal est un projet que Preminger n’a pas initié mais qu’il a récupéré en profitant des circonstances conjoncturelles. Preminger n’a découvert le best seller de Henry Morton Robinson que tardivement, une dizaine d’années après sa parution en 1950, alors que la Columbia en avait déjà acquis les droits d’adaptation. Le roman avait en partie bâti son succès sur le parfum de scandale dégagé par la campagne virulente menée par le puissant Cardinal Spellman, l’une des figures les plus importantes du clergé catholique américain et également l’un des représentants les plus influents de... cette Ligue Catholique de la Décence avec laquelle le cinéaste avait engagé un bras de fer quasi constant depuis Forever Amber. A l’époque (1947) le réalisateur, alors simple contremaître sur ce projet fastueux de la 20th Century-Fox adapté du licencieux roman de Kathleen Windsor condamné par l’Office Catholique, avait dû se soumettre aux compromissions du vice-président du studio Skouras, et accepter une à une les coupes exigées par les prêtres de la Ligue Catholique de la Décence pour que le film, ni plus ni moins que le plus coûteux de la firme durant la décennie, puisse bénéficier d’un circuit de distribution digne de son prestige.

Dans le cas du Cardinal, ce n’était pas tant d’un manque de respect pour l’Eglise Catholique dont s’offusquait Spellman que du fait qu’il se reconnaissait dans le personnage de Stephen Fermoyle, à qui le roman prêtait une sœur qui sombrait peu à peu dans une vie dissolue jusqu’à trouver la mort en accouchant d’une fillette illégitime. Spellman considérait cette situation romanesque comme un outrage à la vertu indiscutable de sa propre sœur et s’estimait de ce fait profondément insulté. Comme en dix ans la stature publique du Cardinal Spellman s’était considérablement étoffée, Columbia Pictures avait fait le deuil de son projet, exactement de la même façon que quelques années plus tôt Metro-Goldwyn-Mayer avait gelé son projet Exodus par crainte des représailles arabes sous forme d’un boycott. Se proposant de reprendre le projet en producteur indépendant, Preminger réussit à convaincre les dirigeants de Columbia de contribuer au financement du film et de lui garantir un circuit de distribution en leur rappelant ses victoires passées sur Spellman et ses pareils lors des succès commerciaux rencontrés par The Moon is blue, The man with the golden arm ou Anatomy of a murder.

Mais le vieil ennemi intime du metteur en scène viennois ne tarda pas à user de son influence pour contrarier ses projets, faisant passer le mot d’ordre auprès de tous les évêques américains de refuser toute aide ou tout conseil, quels qu’ils soient, à Preminger dans le cadre de son entreprise. C’est un ancien prêtre relevé de ses vœux qui accepta in fine d’assurer le rôle de conseiller technique sur le plateau. Nous sommes en droit de penser que la véracité de la description des doutes de Stephen quant à son sacerdoce y a probablement beaucoup gagné. Mais le principal problème restait de trouver des lieux de cultes susceptibles de fournir le décorum approprié aux exigences de la production. L’intervention de Spellman a probablement joué un rôle déterminant dans l’appréhension des rouages de l ‘organisation catholique par l’intellectuel viennois. Etonné, Preminger constate que certains prêtres - parfois parmi les plus modestes - n’hésitent pas à faire fi, avec l’accord de leur évêché, des recommandations du puissant cardinal, pour mettre à sa disposition les lieux de culte de leur paroisse ; qu’en dehors de son pays d’adoption les préconisations de Spellman ne reçoivent aucun appui solidaire, la cathédrale de Saint Stephen à Vienne, comme leVatican avec l’aval du Pape, n’hésitant pas à lui ouvrir ses portes. Il est de ce fait loisible de penser que l’intervention de Spellman a constitué un contretemps enrichissant pour le cinéaste de confession juive, qui jusque là n’appréhendait l’Eglise Catholique que sous l’angle d’un monolithe érigeant l’obédience absolue à son culte comme un impératif.

De fait, au travers des différents portraits d’hommes de Dieu brossés au hasard des méandres de sa fresque somptueuse, Preminger témoigne de cette relative autonomie laissée aux individus dans le cadre à priori restrictif et aliénant de l’organisation ecclésiastique. Par leurs initiatives progressistes non systématiquement bridées (Cardinal Glennon / John Huston), par leur ouverture aux souffrances du monde (les pères Haley ou Gillis respectivement interprétés par Burgess Meredith et Ossie Davis), par leur rouerie de diplomates (le cardinal Quarenghi / Raf Vallone voire même le tristement célèbre Cardinal Initzer / Josef Meinrad) les différentes figures en présence tendent à maintenir cet équilibre précaire de toute institution entre une attirance naturelle vers la facilité totalitaire, ici génialement synthétisée par la figure conservatrice du puissant Cardinal Giacobbi (Tullio Carminati) et une conscience autonome, humaine, voire démocratique.

Alors que dans Exodus ou Advise and consent la diégèse premingerienne s’exprimait par la multiplicité des personnages et des points de vue associés, la démarche du Cardinal est toute différente. En effet son acception du monde se dessine à travers le regard d’un seul homme, le père Formoyle, dont la conscience et le caractère se forgent au contact de ses pairs tout autant que par sa propre expérience de la vie, au cours du quart de siècle humain le plus lourd de signification de notre histoire. Resserrer le scope de la fresque à la compréhension forcément subjective d’un seul homme permet paradoxalement au cinéaste de donner une représentation du monde plus ample peut-être et d’un plus grand pharisaïsme assurément. Une fois affranchi des doutes inhérents à son absence de maturité (son magnifique monologue face à Glennon – "I don’t know what will become of me, I must find what else I can do, but I think and I pray that there may be another kind of life for me ; a life that was meant for me, that will let me sleep nights" - s’impose comme une évidence trop souvent ignorée ou refoulée par la plupart d’entre nous), Stephen Fermoyle est paré par le cinéaste de toutes les valeurs auxquelles il n’aura eu de cesse de se référer durant sa carrière de producteur et réalisateur indépendant.

Fermoyle n’est pas Preminger. Par sa rudesse de façade, sa faculté à obtenir d’autrui par des voies détournées ce qu’implicitement il se montrerait peu enclin à offrir, nous sommes en droit de penser que c’est dans la figure pittoresque du Cardinal Glennon, incarné avec une puissante truculence et un brio goguenard par son confrère John Huston dans sa première performance d’acteur à l’écran (elle lui vaudra une nomination à l’Oscar du meilleur second rôle masculin) que Preminger s’est incarné. Non, Fermoyle représente l’homme tel que Preminger l’idéalise, homme de challenge et de convictions n’ayant de cesse de passer sur ses échecs, évidemment nombreux, pour tendre vers le sens, mieux vers le but, qu’il entend donner à sa vie. Cet insatiable appétit à s’accomplir humainement justifie sans réserves les digressions dramatiques, tels que les épisodes viennois et géorgiens ajoutés au roman par le cinéaste et son scénariste Robert Dozier, que lui ont souvent reprochées les critiques.

De cette fresque humaine aux moyens de superproduction ressortent deux admirables et douloureux portraits de femmes qui en accentuent le caractère intimiste. Ces portraits ne participent en rien d’une veine mélodramatique (la suavité froide et comme faussement détachée du style de Preminger en fait peut-être le grand cinéaste hollywoodien le plus étranger aux règles du mélodrame –voire en ce sens son étonnant traitement dramatique d’Ambre) mais alimentent le fardeau porté par la conscience de Fermoyle et nourrissent la complexité de son personnage.

Il y a tout d’abord Mona, la sœur perdue, perdue par le refus de son frère à dépasser la rigidité du dogme pour bénir son union avec un amant de confession juive, et à laquelle Carol Lynley prête sa silhouette gracile et fragile (elle incarne en fait un double rôle puisqu’elle est ensuite Regina, la propre fille de Mona, qui ne doit son existence qu’au terrible arbitrage perpétré par son oncle). Dire que l’intensité tragique de la future vedette de Bunny Lake is missing fait merveille est un euphémisme. Rarement comédienne aura irradié la désespérance avec une telle conviction fiévreuse. Une aubaine pour le génie du gros plan manifesté par Leon Shamroy, sans égal pour magnifier cette lueur évanescente et inquiète dans le regard de la jeune fille lors de la scène, presque insoutenable, du confessionnal.

Tout aussi inspiré se montrera le mythique chef opérateur de The Black Swan, Leave her to heaven, Forever Amber ou Cleopatra lorsqu’il s’agira de sublimer par le cadre la résignation fière et pathétique de Annemarie (Romy Schneider n’a jamais été plus belle ni plus émouvante), amante virtuelle compromise par dépit amoureux plus que par illusion dans le naufrage du nazisme, et recouvrant devant la mort le courage et la lucidité morbide de ses opinions : "Even when two people have very little to share, it is possible for them to make some sort of a life together... Until one of them has a very strong need of the other."

L’émotion suscitée par la mort de ces deux superbes figures féminines tient autant de la magnifique évidence de la caractérisation des deux personnages que du traitement cinématographique pur, chaque fois en hors champs et privilégiant le son. S’il fallait célébrer le génie formel à travers quelque plan, ces deux séquences presque jumelles y suffiraient amplement. Dans le premier cas, une porte d’hôpital qui se claque sur la malheureuse agonisante, hurlant une dernière fois un vain appel à l’aide auprès de ce grand frère autrefois si providentiel dans son soutien, ce dernier effondré de dos face aux battants. Un fondu sur le visage mûri mais pas apaisé dudit frère que l’on intronise évêque, tandis que résonne, pathétique, l’appel à l’aide assourdi de Mona ; assourdi mais peut-être encore plus bouleversant. Un lent travelling arrière suivi d’un court filé latéral isole Stephen dans ses remords et sa culpabilité ; l’impact est poignant. La séquence finale est à l’identique. Le regard à la fois serein et éperdu de Romy se dilue à travers les barreaux de sa geôle jusqu’à se fondre en celui de Stephen, que l’on s’apprête cette fois à faire archevêque et cardinal. Même travelling arrière, même filé ; mais l’homme se ressaisit cette fois dans un plan d’ensemble altier : le temps n’est plus à la contemplation et aux atermoiements romantiques. 1939 appelle au rassemblement de tous les hommes de bonne volonté démocratique...

Les rapports extrêmement tendus entretenus par Preminger avec son principal interprète, le quasi débutant Tom Tryon, qui avait néanmoins déjà tenu un premier rôle dans un film de guerre de Walsh (Marines, let’s go !) généralement jugé très mineur, sont restés célèbres. Il n’est pas exagéré de prétendre qu’ils ont même contribué pour beaucoup à donner corps au mythe du terrible despote Preminger. Néanmoins tous les témoins, de Carol Lynley à Ossie Davis sont formels ; le cinéaste s’est acharné sur le jeune comédien, qu’il avait pourtant choisi de son plein gré, et qu’il devait diriger une deuxième fois - comble de l’ironie - dans son film suivant, Première victoire, en manifestant autant de férocité. Mais force est d’avouer que l’acteur livre une prestation convaincante et assez inattendue, d’une retenue sobre mais jamais monolithique, qui reste son seul titre de gloire à ce jour. Preminger estimait que pour obtenir une performance puissante et forte d’un comédien enclin à la gentillesse naturelle il lui fallait le pousser dans ses derniers retranchements au besoin en se montrant dur et rude dans sa direction d’acteur. Il ajoutait aussi qu’il lui fallait bien connaître son interprète pour savoir combien il serait en mesure d’encaisser. Il semble qu’avec Tryon il ait réussi à obtenir cette substance qu’il cherchait à extraire de la personnalité de son acteur, mais qu’il n’ait pas bien mesuré la solidité psychologique de l’homme : ce dernier s’est toujours dit littéralement brisé par le traitement que lui avait fait subir son metteur en scène.

Epopée humaine grandiose par ses dimensions et intimiste par son traitement, portée par un score majestueux composé par Jerome Moross, qui intègre superbement les influences musicales géographiques mais aussi temporelles de chaque épisode, The Cardinal est l’œuvre d’un romancier curieux de son monde mais dont la verve ironique n’est jamais totalement éteinte, fut-elle dirigée contre ce pays d’adoption que le cinéaste adore, comme en atteste le merveilleux commentaire que Dozier et Preminger confient à la diction récitative d’un dandy viennois gourmand de la vie : "You know what that prohibition is like ? It’s like they want to eliminate the evils of rape and pass a law against making love. Can you imagine a life without making love ?".

Suprêmement dialoguée ("I can not ask you to kiss me when you are still married to the church, but in Vienna, even for a married man, it is a sin not to dance a waltz") et découpée c’est aussi l’une des œuvres les plus significatives de la facette de poète presque utopiste du cinéaste. Trop oubliée aujourd’hui, elle lui valut sa deuxième nomination à l’Oscar de la meilleure réalisation... 19 années après Laura. Les votants n’avaient sans doute vu ni Forever Amber, ni Carmen Jones, ni The man with the golden arm, ni... tant d’autres...

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La fiche IMDb du film

Par Otis B. Driftwood - le 21 septembre 2003