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Critique de film
Le film
Affiche du film

Crime passionnel

(Fallen Angel)

L'histoire

Walton, une bourgade endormie entre mille autres, entre Los Angeles et San Francisco. C’est là qu’Eric Stanton (Dana Andrews), bonimenteur fauché de trente ans, doit se résoudre à débarquer du bus. Un dollar, voilà bien tout ce qu’il lui reste en poche. Il décide d’aller l’y dépenser au coffee-shop local où il rencontre quelques habitués qui tous s’interrogent ou se lamentent sur la disparition de la serveuse des lieux. Mais Stella (Linda Darnell), fugueuse patentée, finit toujours par revenir au bercail, sans que personne ne songe à l’accabler de reproches. Incidemment, c’est ce moment précis qu’elle choisit pour réapparaître. Eric met alors le pied dans l’engrenage qui conduit droit au drame. Pour s’attirer les faveurs de la belle, il entreprend de séduire la prude June Mills (Alice Faye) afin de l’épouser et la déposséder de la moitié de sa fortune…

Analyse et critique

Un vagabond revenu de tout ; une séductrice avide d’échapper à sa condition ; une proie naïve toute désignée pour prêter le flanc à l’accomplissement des sombres desseins de ce couple de fortune : tous les ingrédients sont réunis pour qu’Hollywood nous mitonne à sa façon le plat très prisé du parfait petit film noir, toujours goûteux lorsqu’il décline la recette limpide du grand chef James Cain. A première vue ne semblent même pas y manquer la promesse - via une bande-annonce fallacieuse - d’un récit à la première personne, apanage de l’auteur dans sa première manière, ni l’ombre démiurgique de la fatalité lorsque le générique nocturne esquisse un panneau de signalisation routière en forme de « sens interdit (no trespassing) », associé à deux lignes de fuite lumineuses continuant de tracer la route. Jusqu’au titre retenu par les distributeurs français qui conforte l’association intuitive à ce sous-genre dont les archétypes restent Double indemnity de Billy Wilder ou The postman always rings twice de Tay Garnett, l’un et l’autre au demeurant adaptés de l’œuvre de Cain, quand quelques années plus tard les traducteurs du roman de Marty Holland pour la Série Noire activeront une toute autre piste en optant pour Le resquilleur.

Pourtant, même s’il s’est toujours montré réticent à s’épancher sur sa production à la Fox après Laura (« Je ne me rappelle de rien » répétait-il en substance), on sait que Preminger a toujours réfuté son affiliation aux genres, répudiant notamment la terminologie « Films noirs » pour qualifier ses dramatiques criminelles. Alors simple pose auteurisante ? Pareille prétention de la part de celui qui à l'époque réduisait son rôle de producteur - réalisateur sous contrat aux responsabilités d'un "simple contremaître dans une usine à saucisses" ne saurait être un instant seulement envisagée. Il n'en reste pas moins vrai que comme l’exprimait George Kaplan dans son analyse de Mark Dixon détective, « le talent de Preminger est trop grand pour être restreint à (…) des codes prédéfinis ». Ou plus exactement trop personnel et entier, car il en est d'autres non moins réputés qui sauront se plier à cet exercice ingrat sans trop d'états d'âme (Welles pour The Stranger, Anthony Mann en début de carrière, etc.). Peu importe le genre dans lequel ils s’inscrivent a priori, de loin en loin les films de cet artiste intransigeant se répondent par la résurgence de thèmes sous-jacents, qu’il s’agisse des commandes de la période Fox ou des projets personnels conçus dans une totale indépendance après 1954. Ce n’est pas un hasard si dans les années cinquante Les Cahiers du Cinéma, Rivette en tête, en firent un de leurs chevaux de bataille. A y regarder de près, il n’est pas vain de prétendre que, plus sans doute que Laura, Fallen Angel pourrait constituer le jalon séminal de l'œuvre en gestation.

Car, et c'est en cela qu'il pourra légitimement décontenancer ceux qui, alléchés par le synopsis, en attendraient une plongée crapuleuse dans les arcanes du crime, Kleiner et Preminger accordent moins d'intérêt à la genèse et à l'exposition du fait divers, presque réduit à un acte manqué, ou aux rouages de l'investigation policière, pratiquement circonscrite à deux séquences d'interrogatoires écrins pour la réviviscence névrotique de l'enquêteur, qu'à l'étude de la valse-hésitation morale et sentimentale des principaux protagonistes. Exploration en sous-main et relayée par un dispositif de mise en scène d'une suprême transparence dont les vertus transcendantales n'en sont pas moins presque inégalées dans l'histoire du cinéma.

Si Preminger avait appliqué à la lettre l'abécédaire du film noir, Eric serait tombé sous le charme de la femme fatale - Stella sur le papier - laquelle aurait exercé sur lui, quelles que soient sa lucidité et sa bonne volonté, une emprise indéfectible. Selon les subtiles variations généralement dessinées autour de ce postulat générique, le crime ourdi aurait réussi mais la duplicité de la garce ou la simple fatalité, ce ressort essentiel de la morale des crime dramas, se seraient alors chargés de ruiner les aspirations des dévoyés à jouir de leur place au soleil. L'exploitation de cette idée-force par le script comme par les options de mise en scène est constamment déceptive.

La fascination des habitués du café de Pop pour Stella semble introniser une mante religieuse. Le galbe parfait d'un mollet révélé dans une pose impudique pourrait invoquer les plus fulgurantes matérialisations du fantasme érotique à l'écran ; celles d'une Phyllis Dietrichson ou d'une Cora Smith. Mais ici, pas de caméra vertige détaillant la créature des chevilles au visage dans une ascension voluptueuse ; un plan fugace l'a cadrée en pied, dans une pose qui plus que tout laisse sourdre une lassitude des plus profondes. Et la même distance est soigneusement conservée par l'objectif alors qu'assise elle se déchausse. Plus que la pose en soi, qui dénote davantage le détachement affectif que la lascivité, c'est l'agencement du cadre, la perspective offerte sur la jeune femme par les amorces du dos d'Eric au premier plan et des jambes de Judd (Charles Bickford) au second, comme pour l'emprisonner dans un lacis de regards, qui confère au plan sa charge d'ostensible concupiscence. Singulièrement mis à mal dans cette séquence d'exposition, il ne faudra pas longtemps aux faux-semblants de femme fatale pour se disloquer et révéler sinon la persona - par son inconstance Stella s'avèrera toujours insaisissable - du moins une altérité du personnage.

C'est lors du premier rencard décroché par Eric que s'exprime pleinement cette équivoque. Qu'elle se laisse porter dans un élan crédule par un spectacle de spiritisme, qu'elle s'enivre de danse et de flatterie dans la promiscuité grouillante d'un dancing populaire, qu'elle cède le temps d'un baiser passionné à ses pulsions sexuelles, et c'est l'image d'une femme-enfant qui vient à affleurer. Dans ces abandons, la parenté avec le personnage de Carmen Jones que le réalisateur et son scénariste façonneront presque dix années plus tard prend un relief particulier. Même écho d'ailleurs dans l'acrimonie des sentiments, mais qu'il convient de pondérer par l'absence de toute impavidité chez Stella. Inexorablement, l'irrépressible pulsation sexuelle mâtinée de superstitions morbides rapprochera Carmen de son destin funeste. Au contraire Stella n'a de cesse de réprimer ses pulsions : par - vains - calculs, tous attributs dont sa lointaine héritière se révèlera totalement dépourvue.

Et l’ombre des figures tutélaires du genre noir de sembler planer à nouveau sur cette figure mouvante ; reste que Stella n’en partage ni la duplicité ni la froide et amorale détermination. Ses calculs ne se rapportent qu’à des ambitions plus médiocres encore que celles d’Anna, cet autre modèle de vamp petit-bourgeois auquel on serait tenté de la rapprocher, dont l’avidité et l’égoïsme plus qu’une réelle malignité précipitent la fin de tous ceux qui l’avaient approchée dans Criss Cross de Siodmak. La sécurité d’un foyer semble le seul objectif de la serveuse. Elle se laisse bien bercer un instant par les promesses de contes de fées d’Eric mais se ressaisit sur-le-champ pour se replier sur son matérialisme au quotidien : « Et tu me vois avec une bague au doigt ? Quelqu'un pour m'offrir un foyer ? ».

L'arrogance de Stella n'est pas verveuse. Ce n'est qu'un trompe-l'œil qui dissimule mal son inconstance, caractéristique généralement endossée par le sujet mâle de la série noire - et qu'Eric partage d'ailleurs dans une large mesure. "Tu es bidon!", lui lance-t-elle avant de le planter là. L'ironie de l'invective, c'est que cette spéciosité s'applique tout autant à son comportement. Si, jouant insidieusement de son inaccessibilité revendiquée, elle semble aiguiller Eric sur la voie du crime, c'est pour mieux affirmer ensuite son souci de n'être impliquée de quelque façon dans le méfait qu'il projette ("Où vas tu trouver 12500$ ? Tu vas tuer quelqu'un ? Tu vas les voler ? Tu risques de me mettre dans le pétrin… Je ne veux pas avoir d'ennuis !") et finalement faire volte-face devant le fait accompli, rattrapée par les principes d'une morale rigide et conformiste ("Je ne m'affiche pas avec des hommes mariés") qu'elle a manifestement érigés en réaction à une ascendance aux mœurs dissolues. Sans nul doute consciente malgré elle du primat de sa nature de jouisseuse, elle sait que cette respectabilité qu'elle affecte rechercher ne saurait lui apporter le bonheur, que ce ne serait pour elle qu'une imitation de la vie, pour citer Douglas Sirk (1). De fait, Stella appartient moins à la lignée des grandes femmes fatales de l'écran, à qui elle empreinte surtout la sécheresse de cœur, qu'à la galerie des éternelles insatisfaites de l'univers premingerien : Ambre que la sublime Linda Darnell, encore, immortalisera quelques mois plus tard, Daisy Kenyon, Zosch, l'épouse infirme de The man with the golden arm ou même Anne-Marie dans The Cardinal. Leur adjoignant une dimension velléitaire et veule - que le Viennois réserve habituellement à ses personnages masculins (Shelby Carpenter dans Laura, Bruce Carlton dans Forever Amber, le père de Diana dans Angel Face, Charles VII dans Saint Joan, etc. ) - Stella est vouée à l'enlisement dans sa médiocrité, et au-delà, de par sa profonde dichotomie ontique et ontologique, au plus funeste retour de bâton.

"Après cette réussite remarquable (i.e. Laura), Preminger réalisa, en 1945, Crime passionnel, un film très inégal, qui glissait rapidement, après un début sans complaisance, dans les concessions d'ordre moral les plus niaises", écrivent Raymond Borde et Etienne Chaumeton en 1955 dans leur fameux Panorama du film noir américain (2).

Qu'il nous soit permis de nous porter en faux sur cette assertion. Il n'y a pas de revirement d'ordre moralisateur après le meurtre de Stella (3). A dire vrai, dans l'esprit, il n'y a pas même de césure narrative. Prétendre le contraire, c'est méconnaître la nature du personnage d'Eric - et corrélativement celle de June - et occulter la mise en scène implicite du réalisateur sur tout le premier acte.

Alors que June lui demande - ce sera sa seule indiscrétion - s'il tenait vraiment à Stella, Eric concède son embarras: "Je ne sais pas. Oui sans doute puisque j'ai même proposé de l'épouser. Mais je suis incapable de dire pourquoi… C'aurait tenu deux semaines, peut-être moins…".

Rétrospectivement, l'ambivalence du propos est étayée par les choix de mise en scène du réalisateur. Sa fascination pour la défunte n'a jamais été plus patente que quand Eric était séparé d'elle. Ce n'est que dans ces moments que s'exprimait la verticité de ses instincts, par de courts travellings brisés sur une porte close ou en raison de l'encombrante présence d'un autre soupirant. Mais lorsqu'ils étaient réunis, le charme semblait brisé. Ne subsistait que l'attirance sexuelle des deux jeunes gens, leurs élans stigmatisés par l'audace de très gros plans, comme ces fougueux baisers bouches ouvertes que seul le génie du chef opérateur à manier le chiaroscuro a pu préserver des foudres du Code. Les mouvements de caméra de Preminger n'ont eu de cesse de souligner ce flux et ce reflux. En témoignerait la seconde séquence de bal, qui le temps d'un bref entracte rapproche les deux couples de danseurs formés par Eric et June d'une part et Atkins (Bruce Cabot) et Stella de l'autre. Subrepticement, un mouvement à la grue isole les deux comploteurs en plan très rapproché, presque joue contre joue ; une courte messe basse, une défiance de plus de la belle, et les deux couples s'éloignent (Eric et June en hors champ) portés par un nouveau slow de l'orchestre : pas de doute, ce couple-là n'est pas viable.

C'est l'obstination d'Eric à refuser cette évidence, et partant à se rapprocher toujours un peu plus du gouffre qu'il tutoie, qui le rend aussi attachant et émouvant. Au fil du récit, il apparaît évident que la carapace de débrouillard cynique et manipulateur qu'il s'est forgée n'est que facticité. Il s'en ouvrira avec humilité à June au cours de la bouleversante séquence pivot du récit, prélude à sa rédemption. Mais le découpage comme la mise en scène à géométrie variable de Preminger n'avaient pas attendu cette séquence clé pour mettre à nu le personnage.

Ainsi du montage, qui de proche en proche renvoie les séquences les unes aux autres pour leur conférer un sens dont, prises isolément, elles seraient sans doute dépourvues. Incapable d'obtenir de Stella qu'elle accepte de partir avec lui, Eric lui jure qu'elle ne le reverra plus. Le soir même, il l'attend devant son appartement. C'est Atkins, manifestement éconduit de la même façon, qui éjecte presque la très convoitée créature de sa voiture en proférant des menaces identiques. Mais pourtant ce même Atkins attendra encore dans l'ombre devant le café lors de la dernière entrevue du couple vedette de ce premier acte. Preuve s'il en était besoin qu'Eric ne fait que fantasmer une relation privilégiée avec cette serveuse volatile qui ne lui prête pas plus d'attention qu'aux autres membres de son club fermé d'admirateurs. Que son attachement à elle a quelque chose de dérisoire.

De même, au flirt avec Stella à la sortie du dancing, face à l'océan, répond la tentative entreprise pour séduire June sur une plage nocturne et déserte. Stella ignore l'invitation à la rêverie romantique pour se retirer dans la pénombre en contrebas de la construction sur pilotis. Les horizons du couple semblent bouchés par le ponton dressé devant les flots. June, qui pourtant "ne vit pas" selon le diagnostic de son courtisan, s'abandonne à la brise romantique pour confier ingénument ses fantasmes les plus fleur bleue. Le cadrage du géomètre Preminger unit le couple factice face au rivage scintillant dans un plan équitable, alors qu'il recourrait aux légères contre-plongées pour asseoir l'arrogante emprise de Stella sur Eric. Seule réminiscence de ses sombres calculs, le visage de ce dernier est léché par l'ombre émise par les flammes d'un feu de camp en amont du cadre. Mais qu'il se rembrunisse pour prendre ses distances, que s'introduise entre eux, comme une barrière, la barque sur laquelle il avaient trouvé leur assise, et c'est June qui vient à contourner l'obstacle pour le rejoindre et laisser à son tour son visage s'obscurcir dans le contre-jour des flammes : superbe métaphore des développements à venir et du soutien indéfectible qu'elle portera toujours à celui qui deviendra son mari.

Les subtiles compositions picturales de Joseph LaShelle, que Preminger avait promu chef opérateur sur Laura en remplacement d'un Lucien Ballard démissionnaire et qui deviendra l'un des collaborateurs attitrés du cinéaste durant sa période Fox, telles ces raies de lumière filtrant parcimonieusement à travers les stores vénitiens du coffee-shop, traquent les tourments moraux du anti-héros. Ses atermoiements trouvent une projection psychanalytique discrète - à mille lieues des symboliques parfois lourdement signifiantes d'un Lang (Secret beyond the door), d'un Hitchcock (Spellbound) ou même d'un Mankiewicz (Dragonwyck) à la même époque - mais saisissante dans un étouffant ballet offert par le décor, entre volonté de réclusion (la fenêtre de la chambre d'hôtel donnant sur l'église, associée à la pureté de June, son organiste, qu'il referme avec aigreur ; les vues de San Francisco à travers les vitres closes de la chambre d'hôtel), instabilité pathologique (la récurrence du franchissement de portes) et simple dégoût de soi (les miroirs que son regard évite ostensiblement). A l'évidence, Stanton n'est en rien ce monolithe négatif qu'il laissait entrevoir. Il a une conscience et cette conscience le taraude. Fourvoyé, blessé, il quête dans le regard d'autrui ce que tous les anges déchus de l'univers premingerien (le flic marqué Mark Dixon, le camé Frankie Machine, le candidat à l'investiture Lefingwell face à son fils, le jeune prêtre en rupture de foi Stephen Fermoyle…) n'ont de cesse de puiser : la confiance et l'estime que le plus souvent ils ne s'accordent plus eux-mêmes. Mais une fois de plus son instinct le trompe, l'aveugle, et c'est auprès de Stella, sans doute parce qu'il s'est reconnu dans quelques uns de ses traits de caractère, la soif de respectabilité notamment, qu'il reporte sa quête. Ses supplications ("Il te faut croire en moi, tu dois me faire confiance!") n'en sont que plus dérisoires et pathétiques.

We were born to tread the Earth as angels
To seek out Heaven this side of the sky
But they who rest alone just stumble in the dark
And fall from grace.

Then love alone can make the fallen angel rise
For only two together
Can enter paradise.

Il fallait donc un ange gardien à Eric pour qu'enfin il s'extirpât de ses gouffres psychologiques. D'emblée June, la vestale nimbée de lumière qu'il approche intimidé, écrasé par la plongée offerte à partir d'un cadrage aérien tandis qu'il contourne l'église où elle pratique son orgue, matérialise cette figure thaumaturge. En un long travelling extérieur admirable pour ses fulgurantes vertus synthétiques, l'un et l'autre éprouvent leur complémentarité. Sortie de sa tour d'ivoire, elle se laisse charmer par son esprit et sa matérialité presque prosaïque, jusqu'à pratiquement perdre le sens des réalités (dans un réflexe brisant le cours du mouvement il doit la retenir pour lui éviter d'être renversée par une bicyclette), mais pour autant elle lit en lui comme dans un livre ouvert, décrypte sa psyché mieux qu'il ne saurait le faire. Porteuse de la disgrâce d'une sœur humiliée par un aventurier, elle est au fait de tout ce qu'il pourrait manigancer. Il ne saurait la duper. Jamais. Pas même en arrangeant un mariage incognito pour mieux la déposséder. Car peu lui importe : ce qui compte pour la jeune femme c'est de faire triompher la force de son amour qui est sinon aveugle en tout cas inconditionnel.

Même si durant toute la première partie le personnage de June semble quelque peu relégué au second plan, comme occulté par la fascination opaque qu'exerce si naturellement Stella, c'est bien l'obstination d'Eric à ignorer, en bon apostat, cet amour salvateur pour se fourvoyer dans une liaison dérisoire qui sous-tend l'indicible mélancolie dont se pare le récit. Et l'on ne peut que s'étonner qu'Alice Faye, transfigurée par rapport à ses emplois gentillets dans les ternes musicals de la firme (ses collaborations avec Henry King mises à part), ait tant mésestimé l'importance de son rôle et qu'à la suite de cette déconvenue elle ait définitivement résilié son contrat à la Fox. D'autant qu'avec l'élimination de sa brune rivale, son personnage remonte naturellement au premier plan.

Ainsi à aucun moment Preminger ne suggère l'idée que peut-être Eric, que tout semble accuser, pourrait être le coupable. D'une part parce que l'intrigue criminelle n'est en aucun cas le moteur du récit - je ne révèlerai pas le fin mot de l'affaire afin de préserver ceux qui seraient attachés au suspense, néanmoins sachez que le connaître ne modifie en rien la perception que l'on peut avoir de l'œuvre - mais surtout parce qu'il est alors patent que la narration épouse le point de vue de son épouse. Car tout concourt à ce qu'enfin Eric, touchant le fond et ayant éprouvé jusqu'aux limites du masochisme la constance de son épouse d'infortune, prenne enfin conscience de la force qu'il peut puiser dans cet amour sans condition : plan bouleversant du fugitif face à June - à bout d'arguments et finalement effondrée - isolé par un petit mouvement de caméra circulaire le temps d'une dernière courte tergiversation, puis soulevant le visage de sa femme pour se plonger dans ses yeux, définitivement conquis et fier d'être aimé pour ce qu'il est, non pour ce qu'il prétend être… Et, comme par miracle, la fenêtre de la chambre d'hôtel de s'ouvrir cette nuit-là sur des horizons désormais dégagés, et le couple de partager un petit-déjeuner dans cette lumière qui jusqu'alors ne semblait baigner que June…

Preminger vient non seulement de signer une réussite qui, par sa déchirante poésie, est au moins l'égale de ses classiques plus établis dans le genre noir, Laura ou Angel Face ; depuis l'exploration des gouffres jusqu'à la célébration du retour à la vie il vient aussi dans ce second chef-d'œuvre d'offrir un prophétique digest de l'évolution thématique de sa carrière : Chapeau bas.


(1) ou John Stahl, ou Fannie Hurst.
(2) Champs Contre-Champs, éditions Flammarion.
(3) Que le lecteur pardonne cette révélation, mais c'est sur cette information que se termine le résumé figurant au dos de la jaquette du DVD édité chez Carlotta.

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Film réédité par Swashbuckler Films

Date de sortie : 5 mai 2010

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Par Otis B. Driftwood - le 26 août 2005