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Critique de film
Le film

Les Communiants

(Nattvardsgästerna)

L'histoire

Le pasteur Thomas Ericsson est pris d’une crise de foi. Il se heurte à un Dieu silencieux et finit par ne plus croire en son existence. Jonas Persson, un pêcheur hanté par la peur de la fin du monde, est poussé par sa femme à s’entretenir avec le pasteur. Mais Thomas ne fait qu’aggraver l’angoisse de Jonas qui, en quittant la chapelle, se tire une balle dans la tête.

Analyse et critique

Trois heures de la vie du pasteur Thomas Ericsson où sa vie bascule, une heure vingt de film où le cinéma de Bergman mue et se transforme, arpente des territoires nouveaux, se réinvente. Les Communiants parachève l’évolution radicale, au début souterraine puis de plus en plus prégnante, à l’œuvre dans le cinéma de Bergman depuis sa rencontre avec Sven Nykvist. A travers le miroir et Le Silence étaient déjà deux étapes essentielles d’une rupture ici consommée. Bergman ne veut plus mettre en scène comme il l’a fait jusqu’à présent. Il veut des œuvres plus simples, plus directes, et en même temps plus poétiques. Il veut se désengager des différents courants qui jusqu’ici sous-tendaient son cinéma, que ce soit l’influence néo-réaliste, sensible dans certaines de ses premières œuvres, ou une forme d’expressionnisme qu’en compagnie de son chef opérateur Gunnar Fischer, il avait menée à une certaine perfection. Bergman veut désormais parler directement de la souffrance, en faire le cœur de ses films. Il veut rompre avec toute forme de maniérisme, ne plus faire appel à la seule symbolique pour porter ses récits, il veut réinventer son cinéma. « Ca a été un combat, parce que quand vous êtes une vieille pute, c’est difficile de retirer tout le maquillage » a dit Bergman à propos de son travail sur Les Communiants. Dans cette démarche artistique, il est certain que l’apport de Sven Nykvist a été primordial. Le chef opérateur pousse Bergman vers la simplicité et le minimalisme, lui offre les outils visuels qui vont lui permettre d’aller au cœur d’une vision de cinéma jusqu’alors en germe.

Le cinéma de Bergman se fait de plus en plus sec, et dans ses histoires et dans sa mise en scène. Il resserre encore ses récits, faisant des tourments de ses personnages l’épine dorsale, le centre névralgique de ses films et accompagne ce mouvement par un cadre qui s’approche de plus en plus des visages. Si cette figure de style est sensible depuis ses débuts, Bergman filmant depuis longtemps ses acteurs au niveau des épaules afin de se concentrer sur les visages, c’est avec ce film que le cinéaste appuie sa croyance dans le plan fixe et sa durée. Si, au début de sa carrière, Bergman a la tentation d’afficher son statut de cinéaste en pensant que multiplier les mouvements de caméra l’écarte de fait de son travail théâtral, au fur et à mesure que sa confiance dans le cinéma s’affirme il est de plus en plus convaincu que seuls ces deux facteurs sont à même de donner tension, vérité et force à une scène.

La lecture d’une lettre que Martha Lundberg adresse à Ericsson est à ce titre exemplaire. Alors que la séquence débute de manière classique par un plan du pasteur lisant à haute voix le courrier qui lui est adressé, le point de vu change subitement et Martha prend elle-même en charge la narration. Sept minutes de plan fixe sur le visage d’Ingrid Thulin, lisant sa propre lettre face caméra. Ce n’est plus la réaction d’Ericsson qui nous importe, mais l’état d’esprit de Martha. Ce long plan fixe est seulement entrecoupé d’un flashback de Martha exhortant Dieu, l’insultant presque, alors que l’amante du pasteur évoque dans sa lettre un drame passé. Ce plan « de coupe » permet à Bergman de donner toute sa force à un cri de rage qui anticipe les crises existentielles qui bientôt vont assaillir le pasteur Ericsson..

Le montage classique champ / contrechamp, le jeu sur les angles de prise de vue, les mouvements de caméra sont cependant toujours utilisés par Bergman, et ce avec une maîtrise absolue et une certaine ironie. Lors du premier office religieux, alors que le pasteur Ericsson passe d’un paroissien à un autre pour la communion, les plans se succèdent le plus simplement du monde. Un plan pour chaque fidèle suivi d’un plan en contre-plongée sur le pasteur. Cet enchaînement se rompt lorsque vient le tour de Jonas Persson (Max von Sydow). Bergman le filme en plongée, ce qui induit immédiatement un lien de domination. Une deuxième variation apparaît lorsque c’est Martha qui reçoit la bénédiction. La caméra se rapproche tour à tour d’elle et de Thomas, mettant ainsi l’accent sur les liens qui unissent les deux personnages (comme plus tard, lorsque le nom de Martha est prononcé, un travelling avant vient serrer le visage de Thomas). En quelques plans, Bergman annonce les enjeux du film. L’ironie tient au fait que l’utilisation de ces codes se concentre dans la scène d’ouverture, cet office religieux dont Bergman prend plaisir à pointer le ridicule. Deux mises en scène se répondent alors et, en extrapolant, on pourrait y voir aussi bien le rejet par Bergman de la religion que d’une forme de cinéma figée dans ses codes.

Cette séquence d’ouverture joue encore sur d’autres niveaux de signification. Bergman y oppose le spirituel (la messe) et le corps. Ça tousse, ça se mouche, ça baille. Manifestations extérieures qui parasitent le rituel. Litanie, adjuration lancée à Ericsson de quitter le royaume des cieux, de revenir sur terre, dans son corps. Le rite sacré est caricatural, empesé, presque drôle. La solennité du pasteur se trouve contredite, ridiculisée, par l’assemblée clairsemée des paroissiens. Thomas n’est pas le seul à douter, la foi quitte sans espoir de retour le cœur des hommes. Le dernier office se déroulera avec Martha pour seul public, Martha qui est là pour Thomas mais non pour Dieu. On retrouve l’opposition entre corps et spirituel après la messe, alors que Thomas s’assoupit. Son corps semble ployer sous un poids insurmontable, il s’endort comme s’il s’écrasait sur terre, comme si soudain la gravité reprenait ses droits. Thomas a quitté le domaine de Dieu et son corps subit de plein fouet le poids du réel.


La corruption du corps est ce qui empêche Ericsson de croire en Dieu. Les plaies du Christ, les mains couvertes d’eczéma de Martha, sont autant de visions qui le répugnent. Thomas ne peut appréhender et accepter le pourrissement du corps et dans un même temps l’existence de l’âme et de Dieu. Il ne parvient plus à s’approcher de l’homme, à l’étreindre, à l’aimer. Dans sa lettre, Martha lui dit : « Je ne pouvais pas comprendre ton indifférence à l’égard du Christ ». Et de fait, Thomas ne souffre plus pour le Christ, n’éprouve plus d’empathie pour son martyr, trouve cette effigie religieuse « ridicule ». Mais abandonnant Dieu, il ne parvient pas à se raccrocher à l’homme. Thomas ne peut plus prier pour la souffrance humaine depuis la mort de sa femme. Mais déjà lors de la guerre d’Espagne, il refusait de voir, de comprendre, il se voyait avec Dieu dans un monde fermé et à force de vivre dans cette spiritualité, il a perdu toute accroche avec la terre, avec l’homme. Son retour au monde n’en est que plus dur, il se retrouve devant un grand vide. Il n’y a plus de Dieu, il n’y a même plus d’hommes. Il n’y a nul Dieu et il n’y a d’autre monde que la terre. C’est là que sont le paradis et l’enfer. Ericcson ressemble beaucoup à Vogler dans Le Visage. Lui aussi a perdu la foi, lui aussi se tait. Il se réfugie derrière des rites, des simulacres qu’il reproduit machinalement. Le doute a envahi son monde, ce qui semblait immuable s’évapore. La mort de sa femme a ébranlé ses certitudes et Ericsson vacille, cherche à comprendre. En perdant l’amour, le pasteur a perdu tout espoir en la sublimation du réel. Il n’y a plus rien, plus de Dieu, plus d’hommes, rien que la solitude. Il n’y même pas de rébellion, de lutte, juste l’acceptation languide de son sort. Lorsqu’Ericsson se sent abandonné de Dieu, Bergman surexpose les scènes. Le visage du pasteur Thomas est irradié par une lumière crue, habituelle figure de l’illumination qui revêt ici les oripeaux du cauchemar.

Les Communiants est aussi l’histoire d’un couple. A travers les liens qui unissent Ericsson et Martha, Bergman décline des sentiments qu’il ne cessera d’explorer tout au long de sa filmographie : les tourments, la haine et l’amour qui se répondent, domination et désir, deux êtres qui se déchirent jusqu’à la moelle. Bergman ne peut pas se contenter de parler de foi, même dans un film dont c’est semble-t-il l’enjeu central. Bergman ressent le besoin de parler de l’homme dans toutes ses composantes, d’en approcher toutes les facettes. Rares sont les cinéastes qui auront su saisir avec autant d’acuité ce qui fait l’homme, de parler aussi intimement des drames qui secouent chacun de nous. Si dans Les Communiants, Bergman se penche sur la figure de son père, s’interroge sur les souffrances que cet homme rigide a pu ressentir, le cinéaste transcende complètement le matériau biographique pour questionner chacun de nous sur sa place au monde, sur ses rapports aux autres.

Le silence est dans ce film de Bergman, comme dans bien d’autres, une composante essentielle qui enrobe les drames mais qui, loin de les étouffer, leur donne au contraire une densité et une tension permanente. Les paysages enneigés participent du même ressenti. Les pas sont assourdis mais longtemps la neige en porte les traces. C’est Ericsson qui souffre du silence de Dieu, qui ne peut plus accepter de ne pas l’entendre. C’est Jonas Persson qui se réfugie dans le mutisme, pétri d’angoisse et de peur. Dès la communion qui ouvre le film, les liens profonds qui unissent Jonas et Thomas sont scellés bien qu’ils vont se trouver comme inversés par la suite. Alors que, on l’a vu, pendant la cérémonie Thomas dominait Jonas, lorsque le Pasteur découvre que Thomas s’est plongé dans le silence il est envahi par le sentiment que celui-ci s’est rapproché de Dieu. Thomas attend la venue de Jonas comme s’il attendait désespérément la venue de Dieu (« Que vais-je devenir s’il ne vient pas ? »), et percer son mutisme revient pour lui à entendre la voix de Dieu. Chaque fois que Jonas apparaît, c’est après que Thomas se soit endormi, comme s’il était un reflet de son imagination. Le pasteur souffre aussi de voir un simple pécheur s’approcher de Dieu alors que pour lui les portes sont closes. Les paroles d’Ericsson, qui devraient être réconfortantes, sont contaminées par la jalousie, voire la haine. Jonas est une apparition fantasmatique, une figure ambivalente, à la fois issue des cauchemars de Thomas, mais également ultime espoir pour lui de retrouver la foi. S’il parvient à ressentir de l’empathie, s’il se réconcilie avec l’homme, Thomas pourrait alors retrouver la foi.

On peut également voir Dieu comme un simple reflet de l’homme, une chambre d’écho, une coquille vide dans laquelle chaque croyant verse sa propre histoire. Thomas n’a plus accès à ce refouloir dans lequel verser ses angoisses. Il se confie donc à Jonas, être silencieux, qu’il pense à même de recevoir ses doutes et ses souffrances. Ce qui ne va qu’accélérer la chute du pécheur car il n’y a nulle sainteté chez Thomas, il ne peut offrir nulle transcendance. Il n’y a que des hommes sur terre, et en voyant en Thomas le sauveur et l’incarnation de ses propres craintes, Ericsson va précipiter son suicide.

Que ce soit au niveau de Dieu, de celui des hommes ou du couple, Ericsson est un être en crise qui ne parvient plus à s’accorder au monde. Les Communiants est un film terrifiant, un gouffre où sont tapis les douleurs humaines les plus simples, les plus intimes. On ressort du film, remué, comme après avoir contemplé un miroir qui permettrait de scruter derrière son visage. Un film dont la douleur sourde nous poursuit longtemps après les dernières images. Une œuvre essentielle pour Bergman qui ne va dès lors que poursuivre plus avant dans cette voie douloureuse et complexe qui consiste à parler de l’homme, qui film après film va utiliser tous les moyens du cinéma pour explorer les tréfonds de l’âme.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 4 septembre 2006