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Critique de film
Le film
Affiche du film

Lucky Star

L'histoire

Mary Tucker (Janet Gaynor) habite une ferme délabrée à Poverty Hallow, qu'elle partage avec sa mauvaise mère et ses quatre frères et sœurs. Leur vie est marquée par la misère et le dénuement. Timothy Osborn (Charles Farrell) travaille sur les pylônes d’un chantier des environs. Mary, qui doit apporter du lait pour l’équipe, essaye d’arnaquer le contremaître Wrenn pour se venger de sa goujaterie. Tim prend sa défense puis Wrenn et lui se battent, mais leur altercation est stoppée par l’annonce de l’entrée en guerre des Etats-Unis. Wrenn et toute l’équipe courent s’engager et seul Tim reste sur le chantier, le temps de terminer les réparations. C’est ainsi qu’il comprend que Mary a bien volé la pièce d’argent et il lui inflige une correction. Mary, furieuse, est bien décidée à se venger de cet affront mais lorsqu’elle se rend compte qu’il part lui aussi pour la guerre, elle se surprend à être toute retournée. C’est ainsi que la sauvageonne se prend à écrire des lettres à Wrenn et à Tim alors qu’ils sont au front. Wrenn joue de son autorité pour faire faire les salles corvées à Tim tandis qu’il va courir les jupons. C’est au cours d’une mission que Wrenn lui envoie faire à sa place que Tim est gravement blessé. Après un an passé à l’hôpital, il revient à Poverty Hall en ayant perdu l'usage de ses jambes. Malgré son handicap, il est bien décidé à réparer sa vieille maison délabrée et à refaire sa vie. Une vie qu’il ne conçoit bientôt plus sans Mary, devenue entre temps son amie la plus proche.

Analyse et critique

Ce dixième film que Frank Borzage réalise pour le compte de la Fox est à nouveau une variation sur 7th Heaven : un homme et une femme (interprétés de nouveau par Charles Farrell et Janet Gaynor) se rencontrent fortuitement, découvrent leur amour et sont séparés par la guerre, Borzage inversant ici les deux dernières parties. Le cinéaste adapte de nouveau  une petite nouvelle de Tristram Tupper (The River), sans manquer d’en modifier profondément l’histoire comme il en a désormais l’habitude. C’est que Borzage n’en a cure de la fidélité à un auteur, tout ce qu’il cherche dans les romans ou nouvelles qu’il adapte c’est un squelette d’intrigue sur lequel broder ses propres thématiques.

Il raconte donc une nouvelle fois une grande et belle histoire d’amour qui naît dans la misère et les drames. Comme Angela ou Diane, Mary vit dans le dénuement le plus total. Ici, elle doit s'occuper de ses quatre petits frères et sœurs tout en subissant les rodomontades et les coups de sa mère. Timothy est, lui, le double de Chico ou de Gino, un jeune homme fort et solide que rien ne semble pouvoir ébranler. Il apparaît - leitmotiv "borzagien" - en hauteur, perché au sommet d'un pylône, surplombant le monde.

La rencontre entre Tim et Mary est, comme de coutume chez Frank Borzage, marquée par un conflit. Tim se bât contre Wrenn pour prendre la défense de la jeune fille (dans L'Heure suprême, Chico s’interposait entre Diane et sa sœur). Ils sont en haut du pylône, combattant symboliquement pour la possession de Mary. Pour l’heure, le match est nul - Wrenn réapparaîtra à plusieurs reprises dans le film comme concurrent déloyal de Tim -, l’annonce de l’entrée en guerre des Etats-Unis stoppant net leur pugilat. Wrenn, qui rêve déjà des petites Françaises, et toute l’équipe sautent dans le camion pour aller s’engager. Tim, qui est resté pour finir de réparer les lignes, comprend que Mary a réellement essayé de voler Wrenn et lui inflige une sévère correction. La découverte du vol préexiste donc à l'histoire d'amour, ce n'est pas une révélation qui viendra plus tard frapper Tim, comme le passé d'Angela dans L'Ange de la rue qui en ressurgissant rend fou Gino.

Une histoire d'amour qui naît lentement et suit un parcours chaotique fait d'incessants allers et retours : Tim prend d’abord la défense de Mary avant de lui asséner une mémorable fessée ; Mary s’apprête à se venger en jetant une pierre dans une de ses fenêtres, mais suspend son geste lorsqu’elle comprend qu’il se prépare à aller au front ; sur le front elle lui écrit une lettre charmante qui lui réchauffe le cœur, mais lorsqu'il est de retour elle ne se prive pas enfin de se venger et de briser un carreau de sa maisonnée… Toutes ses querelles s’équilibrent jusqu’à ce qu’elles cessent et qu’enfin entre eux quelque chose d’une vraie relation commence à naître. Tim a pris au début du film un ascendant sur Mary en la brutalisant et lorsqu’il revient, handicapé, c’est elle qui pourrait le dominer et se venger de l’humiliation subie. Mais chez Borzage, il n’est jamais question qu’un homme ou une femme domine l’autre : ils sont toujours placés à égalité, et c’est cette égalité qui permet à l’amour d’atteindre un idéal de pureté, une véritable communion qui a alors aux yeux du cinéaste une valeur réellement spirituelle. Très vite donc, les choses se calment et Tim prend la jeune Mary sous sa coupe, touché par cette sauvageonne chez qui - comme en son temps Gino chez Angela -  il devine un cœur d'ange.

Comme dans La Femme au corbeau, Borzage resserre encore son intrigue vers la seule histoire d’amour. Il se concentre très vite uniquement sur son couple, sans trop s’attacher à la description de la misère ou au drame de la guerre. La partie consacrée aux tranchées est extrêmement courte et l'on revient très vite à Poverty Hallow, à la passion naissante entre Tim et Mary. La guerre est là pour synthétiser les forces mauvaises du monde. Elle sépare une première fois Tim et Mary, et brise leur élan l'un vers l'autre avant de briser le corps du jeune homme. Elle revient ensuite, malgré l’armistice, sous les traits de Warren qui parade dans son uniforme de capitaine (même si c'est un faux) pour séduire la mère de Mary et attraper sa fille. Il y a aussi la misère qui pousse Mary à voler, qui pousse sa mère à la battre. Mais la pureté des sentiments de Tim et Mary fait qu’ils sont capables de dépasser les horreurs de monde, de le transformer par la puissance de l’amour. En revenant les jambes brisées, Tim est condamné à rester dans sa maison. Mais loin de vivre cela comme une malédiction, il s'adapte et surtout adapte sa demeure à ses nouveaux besoins. Il redouble d'ingéniosité pour inventer des mécanismes qui lui facilitent la vie, il répare la maison délabrée malgré son handicap et manipule son fauteuil avec une incroyable agilité. Il fabrique ainsi un petit univers protecteur où Mary peut trouver refuge. Après s'être occupé du nid, il peut s'occuper de la belle.

Mary est une jeune fille sauvage, illettrée, condamnée à ruser pour survivre. Mais elle conserve sa fierté ; et si elle essaye de voler Warren et plus tard Tim, c'est aussi pour se venger de l’affront que les deux hommes lui ont fait. Tim sait voir au-delà de ces petits méfaits, il sait qu'elle est une jeune fille profondément bonne, seulement maltraitée par la vie. Il voit au-delà des apparences, comme lorsque Gino peint Angela en madone. « Vous devez pouvoir tirer quelque chose de n’importe quoi ? » dit Mary à Tim lorsqu'il lui montre un gramophone qu'il vient de réparer. Tim comprend son appel de détresse et décide de l'aider à renaître. Très symboliquement, cette renaissance passe par le corps : Tim l’oblige à se laver les mains avant de passer à table, lui apprend à utiliser un mouchoir plutôt que sa manche et lui lave les cheveux avec des œufs. La souillon devient au fil des jours une jolie jeune fille et sa chevelure crasseuse révèle une blondeur insoupçonnée. Tim veut alors la nettoyer de sa crasse, mais en commençant à la déshabiller il prend conscience qu'elle n'est plus une gamine mais une femme, et il suspend son geste. Mais il est heureux de voir qu’elle va d’elle-même se laver à l’eau d’une cascade : elle est prête à se prendre en main, à refaire sa vie, sa transformation n’est pas physique mais aussi morale. De plus en plus sûre d’elle, elle s’achète une belle robe blanche, virginale, pour se rendre au bal du village. Tim est heureux de la voir si épanouie, mais il est obligé de la sermonner car elle a du voler sa mère pour acquérir cette robe. Il lui fait comprendre que la pureté ne se réduit pas à l’apparence - c'est ce que ne cesse de raconter Frank Borzage de film en film - mais qu’elle est au fond des cœurs.

[Attention Spoiler] Lorsqu’elle l’aura compris, non seulement elle va pleinement naître à la vie mais aussi entraîner Tim dans son sillage. Borzage ne se contente pas en effet de faire renaître Mary et de faire éclore entre elle et Tim un magnifique amour ; il montre que cet amour peut tout et dans une scène finale bouleversante et lyrique, à mi-chemin entre celles de 7th Heaven et de The River, il fait fi de tout réalisme et refait marcher le jeune homme, terminant son film sur ces mots : « Moi qui croyais te remettre sur le droit chemin, c'est toi qui m'a remis sur pieds. » [Fin du Spoiler]

Lucky Star est ainsi un condensé des œuvres précédentes de Frank Borzage, une sorte de quintessence de cet univers si personnel où se mêle à la perfection la fable, la féerie et un regard désenchanté et cruel sur la société des hommes. Pour son dernier film parlant (dont une version artificiellement sonorisée sort dans les salles équipées, comme c'était alors de plus en plus courant), Borzage signe une œuvre éblouissante qui brasse avec maestria les grands thèmes de son cinéma (la guerre, le handicap, la pauvreté, la pureté, l’élévation spirituelle, l’espace protecteur de l’amour, la découverte de l’autre), une œuvre portée par une mise en scène si brillante et en même temps si évidente qu’elle montre que le cinéaste est arrivé au sommet de son art.

Borzage joue admirablement sur les éclairages et la texture de la lumière, et chaque image semble réagir aux états d'âme et aux sentiments des personnages. Le cinéaste déploie pleinement son style, trouvant le point d'équilibre parfait entre l'enseignement des maîtres allemands qui l'ont considérablement marqué jusqu'ici (et que l'on pourrait résumer par l'économie narrative par l'usage de plans très denses) et la tradition cinématographique hollywoodienne (notamment le goût pour les mouvements de caméra). Au-delà de cette synthèse parfaite des deux grands mouvements du cinéma muet - que d'autres cinéastes opèrent à la même époque - il y a chez le cinéaste une ambiance inimitable, une atmosphère qui n’existe que dans ses films de la fin du muet. Dès le premier plan, on sait que l’on est chez Borzage, avec ce mélange entre réalisme social et féerie qui s’incarne dans l’image de cette ferme délabrée où survit Mary et qui semble à la fois être un instantané de la crise de 1929 et une illustration de conte de fée. Les paysages de Poverty Hallow sont comme recouverts d’une légère brume, un voile qui confère là encore au film l’aura d’un conte, d’une fable. Ailleurs, Borzage joue au contraire sur des images violemment contrastées sans qu’une rupture soit sensible avec les doux clairs obscurs qu’il maniait quelques plans auparavant. Ce n’est plus Ernest Palmer - qui a photographié L’Heure suprême, Street Angel et La Femme au corbeau - qui œuvre sur ce film mais un autre collaborateur régulier de Borzage, Chester A. Lyons (dix-sept films avec Borzage entre 1922 et 1931). Preuve - s’il en était besoin - que si Frank Borzage sait utiliser pleinement le talent de ses collaborateurs, c’est bien lui le grand maître d’œuvre de ses films. Arrivé à ce stade de sa carrière - et même si Lucky Star, l'un de ses plus beaux films, est un échec public et critique - Borzage manie à la perfection la puissance d'évocation du cinéma muet et s’impose comme l’un des plus grands auteurs du cinéma d’avant-guerre.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Borzage à travers ses films - Partie 1 : le temps du muet

Par Olivier Bitoun - le 23 octobre 2010